L’ex-URSS fut aussi une puissance culinaire, une chronique gustative et sociétale par François Guilbert
Après publication en 2021 Plats chauds de la guerre froide aux Éditions de l’Epure, la journaliste de la rédaction russophone de Radio France Internationale revient sur « LA » source culinaire de l’époque soviétique, celle faite maison de son enfance à l’époque de Nikita Khrouchtchev puis de Léonid Brejnev. Pourtant, l’anthologie qu’elle édite et commente aujourd’hui date bien avant sa naissance. Son contenu a eu un impact si profond sur la culture des familles en URSS qu’il reste une référence emblématique pour tous les cuisiniers russes. La dernière édition date cependant de plus d’un quart de siècle et, comme pour ses prédécesseurs, il est difficile de trouver un volume sur les marchés du livre d’occasion.
Dédiée à la ménagère soviétique, la première édition de Livre de la bonne et saine alimentation remonte à 1939
Le manuscrit porte les marques de l’époque stalinienne et les a conservées au fil du temps ; ceux de la primauté de l’industrie sur toutes les autres activités, d’un monde soviétique russo-centré où les spécificités baltes, caucasiennes et centrasiatiques sont à peine évoquées et d’un régime du mensonge, nombre des produits évoqués ayant été inaccessibles au plus grand nombre de familles. , y compris ceux de la classe moyenne. Dans un contexte politico-idéologique aussi marqué : un livre de recettes de cuisine – imprimé à plus de 7 millions d’exemplaires et actualisé pendant six décennies – peut être un livre de propagande et d’édification des masses. En témoignent les photos de produits semi-finis issus de l’industrie agroalimentaire illustrant cette version finalisée en 1952 ; les conseils hygiénistes et productivistes de l’époque le sont encore plus.
Pour rendre compte de cette réalité significative, Guélia Pevzner a non seulement ajouté une préface de près de trente pages mais elle a pris soin en introduisant les chapitres et certaines recettes de recontextualiser un ingrédient, une pratique sociale ou encore un trait du moment.
Ce livre de cuisine soviétique unique est un monument des temps passés et de l’histoire du monde russe
L’auteur qui écrit une chronique gastronomique hebdomadaire pour la radio tout en produisant également une chronique mensuelle intitulée Le goût de Guélia sur la plateforme web des cultures du goût Alimentation générale, entretient à travers cette réédition la mémoire d’un monde soviétique disparu, notamment celle de l’ère dite de la stagnation (zastoï). Ses commentaires sur cette tranche d’histoire sont aussi l’occasion d’évoquer, ici et là, des anecdotes humoristiques amères sur la nourriture (anecdotique) qu’elle a nourri. En matière de gouvernance, il rappelle également le rôle majeur joué pendant des décennies par le membre du bureau politique du Parti communiste Anastase Mikoyan (1895 – 1978) sur les repas des l’Homo Sovieticus.
-Cette photographie prise dans le but d’avoir une vue grand angle montre le fossé profond existant dans toute dictature entre un monde vanté dans les paroles et les écrits et la réalité d’aujourd’hui. En regardant certaines recommandations, on voit à quel point les responsables de la rédaction initiale étaient conscients de la pauvreté générale et de la pénurie alimentaire qui régnaient dans la société et qu’il convenait de les masquer avec un certain nombre de recettes simples et faciles. Mais pour une cohérence doctrinale, il fallait néanmoins masquer l’héritage « bourgeois » ou « cosmopolite ».
Il est donc comique d’avoir vu élevé au rang de plat national le côtelettes (boulettes de viande) alors qu’elles avaient fort à voir, dès les années 1930, avec les hamburgers yankees mais ambiance stalinienne oblige, elles ne devraient pas être dégustées plus d’une fois tous les dix jours selon les nutritionnistes de référence. Les Russes ne font jamais ce qu’on leur dit : ils ne peuvent pas mener à bien leurs côtelettes sans oignon, l’ingrédient n’apparaît pas dans la recette du Livre promu par le Parti communiste et le gouvernement soviétique.
Guélia Pevzner : Cuisine soviétique, Le livre de la bonne et saine alimentationLes Éditions de l’Épure, 2024, 557 p, €32
François Guilbert
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