EEt si la République de Platon avait été irrémédiablement perdue ? Une telle pensée donne le vertige. Combien de chefs-d’œuvre, d’idées fondatrices, d’œuvres lumineuses avons-nous manqué ? Le vaste patrimoine littéraire de l’humanité, aujourd’hui sauvegardé dans des serveurs, des bibliothèques numériques et des clés USB disséminées à travers le monde, n’a pas toujours bénéficié d’une telle pérennité.
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Sénèque évoquait déjà les 400 000 volumes abrités par la légendaire bibliothèque d’Alexandrie. Sa destruction, encore entourée de mystère, a-t-elle entraîné la perte irréparable de trésors intellectuels ? Personne ne le sait vraiment, les historiens manquant de preuves sur le contenu exact de cet édifice et les circonstances précises de sa disparition. Heureusement, même avant l’invention de l’imprimerie, de nombreux textes étaient reproduits en plusieurs exemplaires, offrant ainsi à certains une chance de survie.
A LIRE AUSSI Roger Chartier : « C’est le monde qui change les livres » Combien d’œuvres ont été englouties dans l’oubli ? Cette question, loin d’être purement spéculative, a inspiré une étude scientifique publiée dans la revue Science. En s’appuyant sur des modèles statistiques empruntés à la biologie, les chercheurs ont tenté d’évaluer la proportion de textes médiévaux ayant survécu aux époques. Le verdict est sans appel : près de 90 % des manuscrits produits au Moyen Âge ont disparu. Plus frappant encore, un tiers de ces œuvres littéraires – contes héroïques, récits épiques ou poèmes – sont considérées comme définitivement perdues, effacées de la mémoire collective.
La méthode des « espèces invisibles » pour traquer l’oubli
L’étude, réalisée par une équipe internationale de chercheurs, repose sur une approche unique : l’application au domaine littéraire d’un modèle statistique conçu pour la biologie. Ce modèle, appelé « espèces invisibles », permet de prédire combien de formes de vie – ou, dans ce cas, de manuscrits – restent à découvrir sur la base d’occurrences connues. Développée par Anne Chao, statisticienne à l’université nationale Tsing Hua, cette technique est souvent utilisée pour estimer la biodiversité d’un écosystème.
En appliquant la méthode à un corpus de 3 648 manuscrits européens produits entre 600 et 1 450, les chercheurs ont extrapolé leur analyse pour estimer l’ampleur de la production littéraire médiévale. Leur conclusion : ces quelques milliers de documents représentent en réalité les restes d’un corpus bien plus vaste, comptant 40 614 manuscrits originaux. Autrement dit, environ neuf manuscrits sur dix ont disparu.
Et cela décrit la perte de documents physiques, et non les histoires qu’ils contiennent. Ces récits, appelés « œuvres », ne sont considérés comme véritablement perdus que lorsque toutes les copies existantes ont été détruites. Pour poursuivre la comparaison écologique, un document est comme un animal, tandis qu’une œuvre est comme une espèce – et une espèce n’est considérée comme éteinte que lorsque tous ses représentants meurent.
Sur le total de 1 170 œuvres littéraires médiévales étudiées, 68 % (soit 799 œuvres) sont encore connues aujourd’hui, ce qui est rassurant. Ce bilan masque cependant d’importantes disparités : certaines régions et traditions linguistiques ont mieux résisté au - que d’autres.
Des îlots protecteurs de la littérature ?
L’analyse révèle ainsi des variations notables des taux de survie des manuscrits selon les langues étudiées : anglais, français, islandais, irlandais, néerlandais et allemand. La littérature médiévale islandaise et irlandaise a un taux de survie remarquablement élevé. En Islande, 77,3 % des œuvres ont survécu ; en Irlande, le taux est encore plus impressionnant, atteignant 81 %.
Ces taux élevés s’expliquent en partie par l’isolement géographique de ces îles, qui les aurait protégées des ravages de la guerre ou des aléas climatiques. Katarzyna Anna Kapitan, philologue spécialiste de la littérature nordique et co-auteure de l’étude, avance une hypothèse : « Comme les îles préservent souvent mieux leur biodiversité, il est fascinant de constater que le même phénomène pourrait s’appliquer à la culture. »
Les œuvres françaises ont un taux de survie modeste par rapport aux autres traditions européennes. Leur taux de survie est estimé à environ 53,5 %. En d’autres termes, près de la moitié des récits héroïques et chevaleresques médiévaux français n’ont pas survécu. Survie bien inférieure à celle observée dans les traditions insulaires et allemandes.
Pourquoi perdons-nous des manuscrits ?
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Les raisons de la disparition de ces trésors sont multiples. Les incendies – comme celui supposé de la Bibliothèque d’Alexandrie – sont des catastrophes récurrentes. D’autres facteurs, parfois plus prosaïques, en sont également responsables : l’usure naturelle des parchemins, les dégâts causés par les insectes ou encore le recyclage, car une grande partie des écrits ont été conservés sur des parchemins fabriqués à partir de peaux d’animaux. et parfois recyclés pour fabriquer des boîtes, renforcer des dos de livres et même donner de la rigidité à une mitre d’évêque.
D’autres, tout simplement démodés, ne furent plus copiés, faute d’intérêt. Comme le résume Mike Kestemont, co-auteur de l’étude : « Nous comprenons désormais l’ampleur des pertes. Mais ce que l’on ne sait toujours pas, c’est pourquoi certaines œuvres ont mieux survécu que d’autres. » Des pertes intentionnelles ont également eu lieu. Certains textes, jugés subversifs, ont été détruits.
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