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Vivez une vie féministe. À propos du livre de Sara Ahmed

Les histoires qui nous mènent au féminisme sont celles qui nous fragilisent. À partir de cette expérience du monde, Sara Ahmed construit ce qu’elle appelle une théorie de la maison – un abri pour un « nous » qui ne serait pas le fondement, mais la finalité. S’appuyant sur l’histoire des idées, de la littérature et du militantisme, elle convoque un héritage émotionnel collectif pour écrire une biographie féministe, la sienne, qui lui permet de faire cohabiter théorie et politique.

Parce qu’elle affirme qu’être féministe, c’est rester étudiante, elle transforme le moindre geste en objet de questionnement tout au long des trois volets qui constituent sa vie féministe : « Devenir féministe », « Le travail de la diversité » et « Vivre les conséquences ». »

Sara Ahmed, Vivre une vie féministetrans. Sophie Chisogne, Hors d’atteinte, 2024, 572 pages.

Devenir féministe décrit la dimension sensible de la subjectivation féministe : un assaut incessant sur nos sens, des intentionnalités entravées.[1]orienté vers l’avenir[2]. La conscience féministe consiste d’abord à reconnaître les injustices, à les contester, à révéler leurs motivations pour peut-être, enfin, réhabiter son corps et son passé. La conscience féministe, dit-elle, c’est lorsque l’interrupteur est activé par défaut (p.75).

Pour décrire comment les mots et les objets nous entourent et comment ils entraînent des mondes avec eux et orientent nos expériences, elle fait appel à la littérature, et image ces directions qui sont vécues comme un flux, un chemin battu, un chemin, une ligne. Maintenir sa position dans ce flux conduit à le renforcer au risque de s’aliéner ; la contester, c’est devenir l’étranger incarné par la figure du Le rabat-joie féministe. Ces moyens droit sont perçus comme une promesse de bonheur – une perception en témoigne l’inquiétude des proches au moment du départ[3].

Devenir féministe nécessite de mesurer le poids de ce chemin, d’éclairer la manière dont les déviations sont pathologiques et de révéler notre incapacité collective à démasquer les relations d’oppression sous le vernis d’une autonomisation satisfait. Sara Ahmed nous invite en ce sens à percer les « sceaux du bonheur » (p. 131) et à rester en contact avec le monde qui s’échappe sous le champ lexical du décorum, en empathie avec toutes les femmes qui ne sont pas heureuses. quand ils sont censés l’être.

Cette volonté prétendument défaillante ou débordante ne renseigne pas seulement sur l’histoire de la violence ; c’est aussi l’histoire de femmes qui vibrent plus avec la vie qu’avec la loi. Dans cette lutte pour conquérir sa propre volonté, Sara Ahmed montre que toutes les histoires ne sont pas identiques : s’entêter est un moyen de survie quand on lutte contre l’expropriation de sa culture, de sa terre, de sa langue et de sa mémoire (p. 169).

C’est pourquoi, dit-elle, certains féminismes queers et afro-descendants voient l’obstination comme une responsabilité plutôt que comme une condamnation.[4]une responsabilité qui implique du travail : celui qui a permis de construire une maison et celui qui permettra de la démolir (p. 184).

Le 2ème une partie de Vivre une vie féministe décrit les tentatives de transformation féministe d’une institution, que Sara Ahmed appelle « travail de diversité », expression qu’elle illustre en racontant une série de difficultés rencontrées. Il montre comment fonctionne un système précisément lorsque les tentatives de transformation sont bloquées. Dans les récits qu’elle relaye, les institutions autorisent ce travail, le déclarent, le rendent visible, mais finalement l’empêchent. Elle qualifie ce mécanisme de « non performatif » : lorsque nommer une action n’a aucun effet, voire lorsqu’elle est nommée précisément pour qu’elle n’ait aucun effet.

Les promesses sont ainsi écrasées par le poids du passé et, du fait de cette inertie, les mots sont galvaudés. L’une des principales caractéristiques du travail sur la diversité est donc de leur donner du sens. Cependant, même lorsque les travaux féministes mettent en avant les échecs de l’institution, ils risquent de les présenter comme une preuve de sa réussite. En d’autres termes, l’illusion de l’inclusion peut s’avérer perpétrer une logique d’exclusion, et la maison ainsi érigée continue de créer des étrangers. Par ailleurs, ce travail consiste à montrer les continuités et les résonances entre les questions (d’où venez-vous ?) qui assignent certains corps à résider dans une objectivité écrasante, qui les déloge (p. 236).

Sara Ahmed décrit comment certaines personnes doivent insister sur le fait qu’elles appartiennent aux mêmes catégories où d’autres résident confortablement – ​​quand il y a une inadéquation entre le corps et l’espace, quand on pense à passeur, quand nous devons réorganiser notre vocabulaire et quand notre simple présence provoque un inconfort. Car le privilège n’est aussi qu’un moyen de préserver son énergie.

Elle utilise la métaphore du mur qui permet de penser la matérialité des limites auxquelles se confrontent certains corps, cimentées par des habitudes de pratiques citationnelles, des réseaux de confort, de blancheur. Ainsi, il montre qu’un mur peut être formé par une perception, qu’un corps peut être arrêté, tué pour une perception. Mais si les murs sont censés véhiculer l’image d’un pouvoir souverain, ils témoignent en réalité d’une autorité défaillante et permettent au droit de transformer le racisme en droit, au point même de provoquer la mort (p. 292).

Les effets de ces affrontements constituent la troisième partie. Vivez les conséquences présente en préambule la fragilité des choses, des relations, de nos abris. Des objets qui se brisent, un tissu social qui se fragmente, des logements précaires, des corps malades qui compromettent le bonheur des autres. Une politique féministe de la fragilité nécessite de prendre conscience de la manière dont la vulnérabilité des femmes et des vies queer a été considérée comme une cause du pouvoir, même si elle en est une conséquence.

Cela nous oblige parfois aussi à perdre un peu confiance en nous, pour faire naître le doute et le mouvement. Admettre que nous faisons partie du problème – alors que nous avons si souvent été considérés comme la Source et la personnification du problème. Reconnaître la fragilité blanche, le récit selon lequel le racisme est avant tout un préjudice causé à la blancheur. Habiter la maladresse comme une éthique queer, accepter la désynchronisation entre le corps, le temps et l’espace, et la maladresse comme l’effet d’une histoire de honte[5].

Elle observe à quel point avoir un « bras cassé »[6]dans ce que cela implique comme fracture, permet de ne pas l’utiliser à des fins utiles. Ainsi se déploie une généalogie féministe et queer à partir de points de rupture (p. 368). Dans la suite de Si ces murs pouvaient parler qui raconte l’histoire de trois couples de lesbiennes, Sara Ahmed s’interroge sur les circonstances du deuil d’Abby après le décès de son compagnon. Les personnes qui lui étaient biologiquement apparentées l’ont assignée au poste de colocataire et, pendant qu’ils vivaient ensemble en couple, lui ont offert un objet qu’elle pouvait garder en souvenir.

A travers ce don, on la voit se déposséder de cet objet, et dans le même geste, de l’amour passé. Les objets qui composaient le quotidien d’Abby, qui faisaient partie d’elle et de leur vie amoureuse, deviennent des objets à transmettre dans une logique de lignée héréditaire, des objets qui donnent à la famille sa forme sanctifiée. C’est cette perte qui la pousse à bout. Ici, le refuge féministe est vu comme attentif à ces fractures, comme un lieu de partage d’informations sur la part invisible de la violence. Pour cela, il existe bien sûr des études féministes, mais parce qu’elles visent à détruire les fondations sur lesquelles elles tentent simultanément de construire, elles sont et resteront une demeure fragile.

En guise de conclusion, elle nous équipe d’un kit de survie et d’un manifeste de résistance, deux compagnons provocateurs avec lesquels elle souhaite que nous surgissions ensemble. Outils vitaux plus que pratiques, ils synthétisent la rage joyeuse avec laquelle elle nous a conduits ici. En dix outils et dix principes, elle reprend ses principales réflexions et nous interpelle. De quoi parle-t-on quand on entend « féminisme » ? Au plus près de la peau, Sara Ahmed propose une histoire personnelle de la parole, où métaphores, comparaisons et analogies impriment des images touchantes au creux d’un méandre et nous perdent parfois à travers leur traduction dans une réflexion pliée.

Alors qu’en anglais, les concepts qu’elle propose s’inscrivent dans un jeu de langage qui donne corps aux sensations de dissonance qu’elle excelle à exprimer, ils se désagrègent et peinent à être saisissants à la lecture de leur traduction française. Sans autre empirique que son expérience, et au cœur d’un paysage théorique extraordinairement riche nourri par la rigueur de son engagement, son approche phénoménologique permet néanmoins de dépasser les oppositions pour écrire les ressorts matériels et immatériels d’une biographie féministe ancrée dans le réel. .

Avec elle, la structure est aussi ou surtout un homme qui vous attaque parce qu’il a la permission de le faire ; l’intersectionnalité, aussi importante que les problèmes de classe ; la théorie des affects, éminemment politique ; et la lutte pour la reconnaissance des objets que l’on se lègue lorsque l’on est en deuil.

Remarques

[1] Iris Marion Young, « Lancer comme une fille. » Une phénoménologie de la motricité féminine, de la spatialité et du comportement corporel », Symposiumvol.21, n°2, automne 2017

[2] Sara Ahmed, Phénoménologie queer : Orientations, objets et autres, Montreal and Paris: Éditions de la rue Dorion and Éditions Le Manuscrit, 2022 [2006].

[3] Sara Ahmed, La promesse du bonheur, Durham, Duke University Press, 2010.

[4] Alice Miller, C’est pour votre bien. Les racines de la violence dans l’éducation des enfants, trad. Jeanne Étoré-Lortholary (Aubier, 1984) de Am Anfang war Erziehung (1980), Flammarion, « Champs », 2015.

[5] Eve Kosofsky Sedgwick, « ​​Queer Performativity : L’art du roman d’Henry James », GLQ, vol.1, n°1, 1993.

[6] Gloria Anzaldúa, « La Prieta », dans Dans ce pont m’a rappelé : écrits de femmes radicales de couleur ; Cherríe Moraga et Gloria Anzaldúa (dir.), Watertown (Mass.) : Persephone, 1983.

 
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