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l’extrême droite ouvre une brèche dans l’édition

Un livre signé par Jordan Bardella chez Fayard, l’éditeur d’Alexandre Soljenitsyne et Gabriel Garcia Marquez – deux prix Nobel de littérature –, de Colette, Jürgen Habermas, Robert Badinter et bien d’autres grands noms de la pensée et des lettres ? Le scénario doit devenir réalité ce samedi 9 novembre avec la publication de Ce que je recherche324 pages sous couverture noir et blanc montrant le président du Rassemblement national (RN) de profil, look inspiré et col bien repassé. Il revient sur ses deux récentes campagnes électorales, son enfance et sa vision pour la . Impossible d’en dire plus que ces grandes lignes dévoilées dans Journal du dimanche car, contrairement à l’usage, l’éditeur n’a pas envoyé le texte à la presse. Une rétention destinée à susciter le désir, rouage d’une opération de communication développée avec tout le savoir-faire Hachette.

De l’écriture à la promotion, en passant par l’impression – plus de 100 000 exemplaires – et la distribution, le livre de Jordan Bardella bénéficie de la puissante force de frappe de la maison mère de Fayard. Celui-ci a doublé depuis son arrivée, il y a tout juste un an, sous le contrôle du groupe Vivendi, propriété de la famille Bolloré et qui compte Europe 1, CNews ou encore C8 dans son giron. Adhésion à la galaxie médiatique de l’homme d’affaires breton garantissant aux écrits du patron du RN une visibilité maximale sous une marque prestigieuse. Une première.

« Une tradition de réserve depuis Vichy »

« Jusqu’à présent, les hommes politiques d’extrême droite avaient beaucoup de mal à trouver une maison réputée pour les publier »se souvient l’historien de l’édition Jean-Yves Mollier. En 2006 et 2012, Marine Le Pen a dû se contenter d’une marque quasiment inconnue pour publier Contre les vagues et Pour que la France vive : Grancher, particulièrement axé sur les livres sur la santé et le bien-être. En 2018, les éditions confidentielles Muller accueillent les mémoires de Jean-Marie Le Pen. Rare exception en 1984 avec La Flammepar Bruno Mégret, alors allié au Front national, chez Robert Laffont.

Un tel confinement est dû à « une tradition de réserve envers les dirigeants d’extrême droite de l’édition depuis Vichy »explique Jean-Yves Mollier, affirmant que “il n’a jamais refusé de publier les responsables de l’extrême gauche”. Comme l’ancien porte-parole du Nouveau Parti anticapitaliste Olivier Besancenot, à Denoël, ou Georges Marchais, secrétaire général du Parti communiste, à Grasset.

Distinguer les livres de circonstance des véritables réflexions politiques

Certains éditeurs « renommés » font une distinction entre les ouvrages au service de l’ambition électorale des responsables et ceux qui portent leurs idées. Réticents à l’égard du premier, ils ne s’interdisent pas de publier le second. Comme Albin Michel qui, en 2021, après avoir accompagné plusieurs de ses procès, refuse La France n’a pas dit son dernier motce qu’Éric Zemmour voit comme un premier pas vers sa candidature à l’élection présidentielle de 2022 – et qu’il va donc auto-éditer sous la marque Rubempré.

“Il avait écrit ses essais alors qu’il était journaliste et ils représentaient une contribution au débat d’idées qui, quoi qu’on en pense, fait partie du pluralisme démocratique, explique une Source interne. En revanche, un livre d’entrée en politique aurait été en contradiction avec l’identité généraliste et non militante d’Albin Michel. » Des auteurs plus au centre de l’échiquier politique auraient-ils essuyé le même refus ? “Il faut reconnaître qu’Éric Zemmour est particulièrement clivant”poursuit la même Source.

D’autres chambres refusent tout simplement les livres « programmes », qu’ils soient d’extrême droite ou non. « Les livres des hommes politiques sont généralement de deux types : résume le rédacteur Philippe Rey. Les livres occasionnels, stratégiques, écrits pour faire face à une échéance électorale ou consolider une image dans le cadre d’un projet de carrière : ils sont rédigés rapidement, souvent par des collaborateurs, sont assez superficiels et conventionnels. Et puis il y a celles qui sont le fruit d’une véritable réflexion, et qui visent à apporter une contribution substantielle au débat public. Je ne retient que les œuvres entrant dans cette seconde catégorie. »

L’édition, un environnement qui reste pluraliste

Autant dire que le cordon sanitaire contre l’extrême droite reste solide au sein de l’édition et que le livre de Jordan Bardella chez Fayard apparaît comme une exception. « C’est avant tout un coup d’État éditorial et politique, symbolique aussi, estime le sociologue spécialisé dans l’édition Hervé Serry. Cela n’est en aucun cas le signe d’une évolution sociologique de l’édition française dans son ensemble. »

Et « coup d’État » étroitement lié au changement d’actionnaire d’Hachette. “Jordan Bardella chez Fayard, c’est avant tout une manière d’affirmer une nouvelle ligne éditoriale depuis que Bolloré a pris la commande d’Hachette, analyse Benjamin Tainturier, également sociologue, qui mène une thèse sur le discours d’extrême droite dans les médias. On ne peut pas en conclure que le centre de gravité de l’édition s’est déplacé vers la droite, il suffit de regarder sa vivacité à l’extrême gauche. L’environnement reste pluraliste. »

Fayard avait commencé son évolution avant le rachat de Hachette par le groupe familial Bolloré, notamment en publiant le cardinal Sarah, opposant au pape François, et le réactionnaire Philippe de Villiers. Une contribution à l’installation d’un « écosystème littéraire »selon le sociologue Benjamin Tainturier, informé par des travaux publiés dans d’autres maisons d’édition, comme ceux de l’essayiste d’extrême droite Alain Soral, publiés chez Kontre Kulture, ou encore d’Éric Zemmour, pour certains des “des plans de montage dans lesquels on retrouve les thèmes qui forment aujourd’hui la matrice idéologique de l’extrême droite”.

Le changement de direction initié par la publication du livre de Jordan Bardella s’avère cependant risqué pour Fayard. Cela a déjà provoqué le départ de plusieurs auteurs et promet d’en dissuader de nouveaux. « Ce choix laissera une trace durable dans la maison, bonne chance pour recruter des essayistes et des romanciers »prévient un éditeur sous couvert d’anonymat. Publier sous le même nom que le patron du RN est insupportable pour certains. “Si je ne conteste pas le droit à l’édition de Jordan Bardella, pour moi qui ai publié sept titres chez Fayard, c’est une honte absolue, témoigne l’historien Jean-Yves Mollier. Une maison d’édition est un capital symbolique mis au service d’une cause. » Une cause qu’il ne soutient pas.

Avec les libraires, une stratégie bien orchestrée

Afin de préserver le secret, Le livre de Jordan Bardella a été présenté « sous X » aux libraires, c’est-à-dire sans divulguer le nom de l’auteur.

Les libraires sont libres de choisir les ouvrages qu’ils présentent sur leurs étagères. Alors certains, par conviction, refusent de le présenter.

La profession est néanmoins exigée par la loi pour permettre à tout client qui en fait la demande de commander un livre spécifique.

Disponible en précommande sur Amazon, Le livre de Jordan Bardella se classe au troisième rang des ventes globales de livres, derrière le prix Goncourt Houris de Kamel Daoud (Gallimard), et Mémoricide by Philippe de Villiers (Fayard).

 
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