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Des écrans à interdire ou à prescrire ?

Si, en 2005, 982 articles de presse portaient sur la dangerosité des écrans pour les enfants, ils étaient 103 400 en 2012 et s’élèvent à 1 646 500 en 2018. Cet usage du numérique semble inquiéter de plus en plus les adultes. Ce livre a pour objectif de faire le point.

En 1972, Stanley Cohen désignait la « panique morale » comme cette réaction disproportionnée alimentée par des moralisateurs s’emparant de boucs émissaires. Leur objectif ? Dénoncer une personne ou un groupe présenté comme une menace pour la société, ses valeurs et sa cohérence.

Il y a d’abord eu cette inquiétude dans les années 1930, aux USA, autour des effets délétères des flippers. Puis concernant les émissions de radio dans les années 1940. Ce qui suivit fut la mise en accusation des bandes dessinées dans les années 1950. Et encore les jeux de rôle dans les années 1960. Sans oublier bien sûr le rap des années 1990. Tous étaient soupçonnés de pervertir la jeunesse par une société adulte déstabilisée par une culture jeunesse qui leur échappait.

Les écrans ne sont-ils pas à l’origine de l’émergence de générations de « crétins du numérique » ? ? Un niveau d’intelligence qui baisse dangereusement. Un détournement de la culture et des relations sociales. Un risque élevé de dépendance numérique. Ou s’agit-il d’un tourment médiatique mêlant clichés, idées reçues et incantations pour désigner un mal nouveau et caricatural du siècle ?

Attention aux préjugés

Le constat est pourtant implacable. Changements sociaux liés à la diffusion massive du numérique et à l’omniprésence de la technoculture parmi les nouvelles générations. Les écrans ont envahi notre monde. Nous passons cinq heures par jour à les utiliser, soit 50 % de plus qu’il y a dix ans. Il est donc légitime de s’interroger sur l’impact potentiel sur l’équilibre et le développement des enfants et des adolescents. Mais aussi sur les troubles neurodéveloppementaux dont ils souffrent parfois.

Pour répondre à ces questions, ce petit ouvrage donne la parole à dix-sept scientifiques. Leurs réponses ne constituent pas des opinions, des opinions prospectives ou des convictions philosophiques. Ils s’appuient sur ce que la science a pu démontrer grâce à des méta-analyses (synthèses de dizaines ou centaines d’expériences) et sur ce qu’elle ne peut pas prouver. L’usage du numérique nuit-il à l’intelligence de nos enfants ? Est-ce la cause de troubles physiques et psychologiques graves ? Est-ce à l’origine de l’ignorance de notre jeunesse ? Est-ce inefficace en termes pédagogiques ?

A cet effet, plusieurs dérives sont dénoncées. Des hypothèses spéculatives qui ne reposent sur aucune preuve. Des termes génériques qui ne prennent pas en compte la diversité des usages (comme les « écrans » ou le « temps d’écran » présentés comme une réalité globale même s’ils sont multiples). La confusion entre causalité (lien de cause à effet entre deux variables) et corrélation (deux variables citées côte à côte). L’explication monofactorielle qui met en avant une seule origine lorsqu’il y en a plusieurs ; etc …

Ce que la science peut dire

Un certain nombre de liens établis méritent également d’être remis en question. L’utilisation massive des écrans entraîne-t-elle un excès de poids, dû au manque d’activité physique, ou est-ce le surpoids qui nous incite à utiliser davantage les écrans ? Cette utilisation est-elle liée à l’inconfort des enfants ou l’inverse ? Est-ce que trop de télévision produit des problèmes d’attention ou l’inverse ? Il est impossible aujourd’hui, sur la base de données scientifiques, de trancher entre ces questions. C’est pourquoi il faut garder un esprit critique face à leur complexité.

Les auteurs notent : aucun des effets négatifs présumés des écrans n’a été démonté de manière fiable et définitive.. On leur reproche pourtant une inattention, une passivité intellectuelle, une dispersion ou un éparpillement massivement croissants… En effet, une poignée d’enfants passent du simple plaisir à la perte de contrôle et à une consommation excessive et compulsive. Mais là aussi, cette pratique est-elle la conséquence des écrans ou le mal-être identifié a-t-il d’autres origines, les écrans devenant un refuge et un symptôme ? Pour la majorité, les effets positifs des jeux vidéo sont significatifs sur la concentration, les capacités visuospatiales, la mémoire de travail ou l’apprentissage probabiliste…

La conclusion ? Arrêtons de diaboliser ces foutus écrans. L’exposition à ces outils n’est ni bonne ni mauvaise en soi. Si leur utilisation est ajustée et mesurée, adaptée et réfléchie, médiatisée et soutenue, elle peut s’avérer positive et constructive en termes d’apprentissage. Tout dépend du contenu, du contexte et de l’implication des adultes qui ont un rôle à jouer pour modérer et moduler son usage en s’y intéressant et en fixant des règles et un cadre d’utilisation.

  • Enfants et écrans, Coordonnée par Anne Cordier et Séverine Erhel, Ed ; Retz, 2023.

Cet article fait partie de la rubrique « Livre ouvert »

Il est signé Jacques Trémintin


Lire aussi :

  • L’usine du « crétin numérique »Michel Desmurget, Ed. du Seuil, 2020, 576 p. Au risque d’être traité de réactionnaire, de moraliste ou d’alarmiste, Michel Desmurget alerte sur le mirage numérique, en s’appuyant sur des centaines d’études réalisées par la communauté scientifique internationale.
  • Comprendre et maîtriser les dérives de la société numérique, Didier Dubasque, Ed. EHESP, 2019, 206 p. La révolution numérique à l’œuvre aussi bien dans notre communication professionnelle que personnelle avance comme un cheval au galop. Entre l’acceptation du cyberaddict et le rejet du réfractaire, il existe une voie médiane : utiliser à bon escient les formidables progrès apportés par l’informatique.
  • Les enfants et adolescents face au numérique. Comment les protéger et les éduquer, Jean-Charles Nayebi, Ed. Odile Jacob, 2010, 236 p. L’auteur refuse de diaboliser internet qui, pour lui, peut constituer un excellent moyen de communication et d’ouverture sur le monde. Ce qui pose problème, ce n’est pas tant l’outil que la manière dont il est utilisé.
  • Grandir avec les écrans, Elisabeth Bétou-Hervé, Éd. érès, 2020, 347 p. La fascination exercée par les écrans et la colonisation de l’espace-temps entraînent potentiellement un déficit de sommeil, une dépendance à l’image, des problèmes moteurs, des retards de langage, des difficultés d’attention, un surpoids et une obésité, du cyberharcèlement, des comportements à risque, etc.

Dossier

Les écrans sont-ils un danger pour les jeunes ?

Est-il encore possible de vivre sans écrans ? Les téléphones, tablettes, micro-ordinateurs, téléviseurs sont partout. La norme est que chaque membre de la famille en possède un. L’Organisation mondiale de la santé vient de reconnaître le « trouble du jeu vidéo » comme une addiction. À l’inverse, on parle d’une fracture numérique pour les couches de la population qui ne peuvent y avoir accès. De plus en plus de services publics ne sont accessibles que via Internet. Les réseaux sociaux rivalisent avec les chaînes de télévision qui restent néanmoins une référence culturelle incontournable. Faut-il diaboliser ces nouveaux médias ? Faut-il au contraire apprendre à les apprivoiser en les considérant avant tout uniquement comme des outils ? Ce dossier ouvre un débat qui n’est vraiment pas prêt de se terminer (lire le dossier sur tremintin.com)


PRIME

Rencontre avec Michaël Stora, psychologue et psychanalyste.

Faites des écrans nos alliés, pas nos ennemis

Co-fondateur, en 2000, de l’Observatoire des mondes numériques en sciences humaines, Michaël Stora va à contre-courant des discours dominants sur les écrans. Non seulement il s’oppose à leur diabolisation, mais il l’utilise même comme support thérapeutique. Il ne faut pas chercher à combattre les écrans mais au contraire en faire des alliés favorisant le dialogue et le partage entre adultes et enfants.s.

Quels sont les avantages des écrans dans l’éducation des enfants ?

Michaël Stora : Dans un monde où les images sont de plus en plus présentes, l’éducation doit passer par l’apprentissage de ce média. Le recours aux écrans interactifs contribue paradoxalement à sa désacralisation. Jouer avec l’image, savoir la transformer, la créer soi-même permet de comprendre comment ne pas se laisser manipuler par elle, puisqu’on sait comment elle se construit. Cette créativité constitue même un excellent antidote contre la désillusion qui peut toucher les nouvelles générations d’aujourd’hui, d’ailleurs moins naïves que celles qui les ont précédées, bien plus crédules devant leur écran de télévision. Quant aux jeux vidéo, ils développent de nombreuses compétences qui contribuent à stimuler les capacités cognitives du cerveau : spatialisation (se repérer dans une image en trois dimensions), intelligence déductive (anticiper ce qui va se passer), multitâche (établir des liens entre plusieurs tâches en même temps), coordination main/œil…

Quelles sont les critiques faites aux écrans qui vous paraissent les plus justifiées ?

Michaël Stora : de tous les usages des écrans, c’est celui des réseaux sociaux qui domine. C’est là que je serai le plus critique. Parce qu’on y retrouve un monde trop idéalisé et très déprimant. C’est l’illustration même de la manière dont le numérique cherche à façonner notre psychisme, en lui imposant la standardisation et la codification les plus rigides. Si vous avez quelques rondeurs, vous n’avez aucun intérêt à vous afficher sur Instagram.

…et ceux qui ne le sont pas ?

Michaël Stora : ce qui vous inquiète dans l’utilisation des écrans, c’est le risque d’addiction. Mais nous pouvons devenir dépendants de bien d’autres choses. J’ai reçu une thérapie d’un adolescent qui a passé toute sa vie à lire des livres ! Et pas n’importe quels ouvrages historiques. Il n’y avait cependant aucune raison de blâmer l’écriture, comme on l’aurait fait si ce jeune garçon était resté collé aux jeux en ligne. Ce qui devrait inquiéter, ce n’est pas tant l’usage intensif en tant que tel que les effets qu’il produit en termes de désocialisation et de décrochage scolaire. L’écran n’est qu’un outil et un support. Ce qui compte le plus, c’est la manière dont vous l’utilisez. Il peut devenir un moyen de communication et d’échange entre adultes ou enfants ou au contraire les isoler les uns des autres. Je suis intervenu à Villiers-le-Bel, suite aux dérives d’adolescents qui avaient pris l’habitude de filmer leurs combats qu’ils diffusaient ensuite sur Snapchat. Notre action auprès des animateurs et éducateurs de rue n’a pas consisté à diaboliser les écrans mais à proposer aux jeunes des ateliers pour apprendre à utiliser ce réseau d’une autre manière. Et ça a très bien fonctionné.

Que pensez-vous de la règle du 3-6-9-12 modulant l’accès aux écrans selon l’âge ?

Michaël Stora : Je trouve cela contre-productif : non seulement cela transforme l’écran en objet de désir, mais cela passe à côté des vrais problèmes. Une mauvaise utilisation des écrans est le symptôme d’un problème plus profond. Il ne faut pas se concentrer sur les conséquences, mais revenir aux causes. Quant aux prétendus effets délétères sur l’avenir de l’enfant, ils n’ont jamais été démontrés. Au contraire, les études scientifiques longitudinales qui suivent les joueurs haked, ces accros aux jeux en ligne, constatent, depuis de nombreuses années, qu’ils ont plutôt réussi dans la vie et sont devenus des adultes équilibrés. Moi-même, quand j’étais plus jeune, j’étais amoureux du cinéma, j’allais au cinéma jusqu’à dix fois par semaine.

L’acceptation des écrans n’est-elle pas finalement une question de génération et de temps ?

Michaël Stora : l’image est mal vue, car on craint qu’elle ne supplante l’écrit. Il n’y a pas si longtemps, la bande dessinée et le rock étaient accusés d’égarer la jeunesse. Chaque époque cherche un bouc émissaire aux malaises qui la tourmentent. Aujourd’hui, ce sont les écrans. Demain, quand ils auront été banalisés, on trouvera un autre coupable en évitant de se poser à nouveau les vraies questions.

Commentaires recueillis par Jacques Trémintin pour le Journal de l’animation


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