Diacritik a vraiment aimé Anne d’Angleterre de Julia Deck, Prix Médicis 2024 : pas moins de trois articles lui ont été consacrés. Les voici à nouveau.
On y pense ou on n’y pense pas », on essaie de s’y préparer, on refuse d’y croire, « comme si l’envisager sous tous les angles permettrait d’améliorer le pire, ou tout simplement d’y survivre ». . Julia Deck écrit, dès les premières pages deAnn d’Angleterre, comment elle a essayé d’accepter l’inévitable (la mort de sa mère) avant de comprendre, le jour où sa mère a eu un accident vasculaire cérébral, combien cette formation était futile. On ne se prépare pas à la disparition de ceux qu’on aime.
« C’est ici, c’est maintenant. Nous sommes en avril. C’est dimanche. C’est le soir du premier tour de l’élection présidentielle.» Dans ce présent présentatif et immobile, l’impensable, découvrir sa mère par terre dans sa salle de bain. “C’est aujourd’hui, c’est maintenant.” Les pompiers arrivent, Ann, qui « a passé près de vingt-huit heures sur les carreaux », est transportée à l’hôpital pour les urgences mettant sa vie en danger. Le pronostic médical est très réservé. Cependant, Ann survivra et le choc déclenchera l’histoire époustouflante de sa fille.
Jusqu’à présent, Viviane Élisabeth Fauville (2011) à Monument national (2022), Julia Deck a gardé ses distances avec le « je ». Elle plonge. Mais Anne d’Angleterre signe moins d’une rupture (même si l’auteur a quitté les éditions de Minuit pour Le Seuil) que d’une recomposition de son œuvre antérieure. En revenant sur sa généalogie familiale (et en tentant d’en percer les énigmes), Julia Deck déplace les pièces du puzzle construit de livre en livre et décode ses éléments autobiographiques underground. Anne d’Angleterre s’offre ainsi comme un récit vertigineux : un magnifique portrait de femme (de femmes d’ailleurs), une réflexion intense sur les liens qui unissent une fille à sa mère (et une mère à sa fille), la recomposition d’une œuvre sous le signe signe de vérité et clés données pour comprendre ce qui porte, depuis son origine, un univers romantique.
Anne d’Angleterre est le portrait d’une(des) femme(s) avant tout, de cette Ann venue d’Angleterre, ayant rêvé de la France et de sa littérature : Eleanor Ann est née en 1937 à Billingham, ville dans laquelle est également née sa sœur Betty, la la même année de la publication de Meilleur des mondes — dont « l’univers futuriste, entièrement mécanisé et heureux du miracle de la chimie, doit beaucoup à l’expérience d’Aldous Huxley à ICI » (Imperial Chemical Industries, l’usine qui fait vivre la ville). Tout au long du récit, selon une subtile alternance de chapitres (le passé // le présent incertain), Julia Deck raconte la vie de sa mère et à travers elle une ascension sociale et intellectuelle, ce que signifie le bilinguisme, avec cette langue anglaise que mère et fille partager — comme le goût de la littérature. Qu’est-ce que la filiation, qu’est-ce qu’une femme transmet à son enfant, qu’est-ce que nous embrassons inconsciemment comme passions communes, qu’est-ce que nous rejetons ? Il y a dans ce livre un refus de la seule urgence médicale, de l’angoisse terrible de perdre cette mère jusqu’ici si digne et autonome, des démarches pour la placer en maison de retraite une fois la phase de soins intensifs miraculeusement passée Ann. Ce qui ressort de ce moment terrible, c’est l’amour absolu et complexe pour la femme qu’était Ann, la femme que Julia Deck veut lui permettre de redevenir.
Ce qui fait la force de ce livre, c’est en fait aussi son registre, emmenant le lecteur à travers toute la gamme de l’empathie, de la peur au rire, en passant par une ironie élégante qui est une arme de survie face à une situation ubuesque entre hôpitaux saturés, visites dans des maisons de retraite prêtes à tout pour doubler la concurrence, des médecins débordés et un ras-le-bol général alors que l’auteur est censé être en tournée promotionnelle pour son dernier livre — « Je me sens comme un punching-ball ». Raconter l’histoire de sa mère et de soi-même en tant que fille de sa mère, c’est aussi tenter de décrypter un secret de famille, dont on ne dira rien puisqu’il irrigue tout le livre. Le révéler ou parler des autres personnages féminins serait en dire trop et gâcher la tension qui porte l’histoire jusqu’à ses dernières lignes.
Récit d’une vie liée aux autres, enquête sur soi, Anne d’Angleterre est aussi un livre qui, même si l’on pourrait (trop vite) penser qu’il rompt avec la partie précédente de l’œuvre, la recompose. Julia Deck évoque Sigma, Monument national, Viviane Élisabeth Fauvilleson sentiment de s’être cru « l’architecte » de ces histoires et d’en avoir effectivement été « l’objet ». Réalité et fiction se heurtent, le roman permet d’explorer ces catégories qui ne sont qu’apparemment antithétiques. Là encore, nous laisserons découvrir ces clés, le fonctionnement diabolique de ce texte qui alterne entre révélations et obscurcissements, rires et désespoirs, désir de savoir et peur de trop découvrir, qui articule magistralement vie et littérature.
Dans les dernières pages, Julia Deck rappelle que « l’anglais a deux mots pour désigner l’étranger : étrangercelui qui vient d’un autre pays, et étrangercelui qui vient de l’extérieur. Son histoire se situe dans la zone où se croisent ces deux termes, racontant ce qui, en elle, lui restait extérieur et rejoint son intimité, exposée avec pudeur, ce qui n’est pas le moindre tour de force de ce très grand livre.
Julia Deck, Anne d’Angleterreeditions of Le Seuil, August 2024, 256 p., €20
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