Un sujet qu’il faut garder sous silence
Des années 1990 aux années 2000, la guerre civile algérienne n’était pas un problème. Il est possible que Houris ne jamais être sur les étagères des libraires à travers le pays. Une loi – citée sous les projecteurs – empêche de parler de cette guerre qui aurait fait, en Algérie, entre 150 000 et 250 000 morts. Des morts dont il faudrait tant de livres pour parler correctement.
On ne peut donc rien faire de plus monstrueux que d’interdire aux gens de parler de la guerre. Heureusement, il existe de la fiction. Une fiction qui fait l’importance de ce livre.
« Je parle et dès que je parle, la route me traverse. »
17 centimètres. C’est la taille de la cicatrice que porte Aube, le personnage principal de ce roman, victime de la guerre alors qu’elle avait cinq ans. Une métaphore évidente du silence, qui se double d’un langage très symbolique de la part de l’auteur, qu’il met au service de ce récit poignant.
Aube est une jeune femme qui travaille dans un salon d’esthétique. Lorsqu’elle était enfant, elle a survécu à une gorge tranchée, tandis que sa sœur, qui était à ses côtés, n’a pas connu le même sort. Aube est la seule survivante, elle a fermé les yeux lorsque sa sœur a été tuée. A travers sa voix intérieure, la culpabilité brille : pourquoi a-t-elle survécu ?
Aube est enceinte, et dans ce monologue intérieur, elle commence à s’adresser à cet enfant qu’elle n’a peut-être pas eu. Une voix intérieure de femme, en hommage à l’universalité de la littérature ; mais Kamel Daoud va évidemment plus loin.
En effet, en prenant la voix d’une femme qui attend un enfant (même si d’autres voix s’élèvent en parallèle), il met en lumière tout ce que représente la pensée de la mort lorsqu’on s’apprête à donner la vie. Comment penser cette mort quand on l’a vue de si près ? UN Houri est vierge du paradis. Une femme qui, au fond, n’existe pas, et que la voix intérieure d’Aube tente de se réapproprier.
« Je n’avais pas besoin de crier. Parce que, mon Houri, la langue intérieure sait mieux parler à l’ennemi que la langue extérieure aux paroles limitées. »
La voix intérieure d’un survivant
A travers le récit de ce survivant, on comprend que, dans cette guerre en question, cette décennie sombre qui porte bien sa couleur, les enjeux étaient multiples. Prendre la voix d’une femme, pour Kamel Daoud, c’était aussi comprendre que, pour eux, la guerre s’infiltre dans tous les recoins de leur vie. En parler quand on parle d’une vie qui peut naître est d’autant plus impactant.
« Ma petite Houri, que viendrais-tu faire avec une mère comme moi, dans un pays qui ne veut pas de nous les femmes, ou seulement la nuit ? »
Par son monologue intérieur, sa conversation avec celui qu’elle porte en elle, Aube nous raconte aussi comment on empêche les victimes d’être reconnues comme telles. De retour dans son village, sur les traces de son passé, elle en réalise la violence. Les gens ne veulent pas se souvenir. Vous n’êtes pas obligé de vous en souvenir. C’est interdit. La mémoire est pénalisée.
« Et nous, les survivants de la guerre civile ? Rien. On ne nous donne pas une seule date nationale, pas un seul souvenir à accrocher à notre cou. Nous n’avons pratiquement pas droit aux cicatrices. »
Chiffres et fiction
Il aura fallu 400 pages divisées en trois parties à Kamel Daoud pour raconter la mémoire intime d’un pays qui refuse de se souvenir.
Cette mémoire est celle de cette guerre civile autrement appelée la décennie noire. Entre les années 1990 et 2000, l’auteur était journaliste et en a été témoin. On comprend à la lecture de ce roman, cette nécessité démocratique qu’est l’écriture journalistique ne remplacera jamais celle de l’écrivain pour faire vivre les figures du premier.
En mettant la fiction dans la tragédie, Kamel Daoud permet de gérer la mémoire du pays, de remettre au centre de la table les morts oubliés de leur propre nation. Cela implique aussi des scènes qui semblent impossibles à inventer, comme celle du gynécologue. Parfois, raconter l’improbable semble nécessaire pour le démêler. Ce livre en est l’exemple parfait.
« Le fait est que, voyez-vous, un souvenir s’écrit toujours sur l’eau, le sable, les matières qui changent et fuient. »
Le langage de Kamel Daoud est rond, poétique et correspond à ce que l’on attend de la beauté : la richesse, la violence et un langage extérieur qui ne dit pas tout. Au-delà de recueillir une pensée de l’horreur, le style tente de la sauver. Car c’est bien un roman, qui nous fait ressentir l’injustice, la difficulté d’être une femme en Algérie à la lumière de ces événements. Houris n’est pas un essai, il ne présente pas de chiffres. C’est un livre de sentiments, qui interroge autant qu’il rend la souffrance universelle.
Parce que nous le savons : nous n’échappons jamais à notre époque.
HourisCamel David, Gallimard, août 2024, 416 pages, 2 €
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