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Le pilier du livre à Djibouti, c’est elle : Arafo Saleh

Arafo Saleh est une belle personne que je connais et admire depuis longtemps. Notre complicité de libraires, notre entraide, notre envie d’avancer nous rapprochent. Elle a fondé les deux librairies Victor Hugo, les Editions du Francolin et cofondé à Djibouti, l’Association La Caravane du Livre. Elle est joyeuse, humaine, visionnaire et profondément ouverte.

Agnès Debiage:Quelle est la situation du livre à Djibouti ?

Arafo Saleh : Cela évolue plutôt dans un sens positif puisqu’en avril dernier, nous avons eu un Salon du Livre, ce qui était une grande première. Cela a permis au livre de sortir de son cadre traditionnel. Depuis une vingtaine d’années, de gros efforts ont été faits pour aller à la rencontre du public. Nous présentons largement à tous les publics les œuvres que nous vendons, mais aussi celles que nous publions. Depuis 3 ans, j’ai également créé Les éditions du Francolin.

Sur le territoire national, il existe trois grandes bibliothèques qui existent depuis 5 ans et quelques petites bibliothèques ou coins lecture dans les maisons de jeunes. Une médiathèque a même ouvert à Balbala. L’Institut français a également joué un rôle essentiel même si la médiathèque semble en perte de vitesse.

Qu’est-ce qui a motivé votre évolution professionnelle en expérimentant différents métiers ?

Arafo Saleh : J’ai commencé comme libraire, car à l’époque il y avait plusieurs bonnes librairies à Djibouti, mais aucune ne proposait des livres à bas prix. Pour toute une partie de la population, je représentais une alternative au nouveau livre. C’était une librairie généraliste, mais qui ne proposait que des livres d’occasion. Cette première librairie a permis de démocratiser le livre et c’était important pour moi d’avoir cette action dans mon pays, d’autant plus que nous sortions d’une guerre civile et que la situation était très difficile pour de nombreux Djiboutiens.

Peu de temps après, l’État djiboutien a choisi de créer un programme scolaire djiboutien avec des manuels conçus localement, abandonnant le programme français et les manuels importés. Cela sonne le glas de certaines librairies qui vivent essentiellement de ces ventes de manuels scolaires importés de France.

Cela m’a incité à me repositionner en tant que libraire, mais en mettant les livres scolaires djiboutiens au cœur de mon activité. En parallèle, j’ai commencé à importer des titres qui se sont révélés complémentaires. Tandis que les librairies existantes fermaient les unes après les autres, je développais mon activité et bénéficiais de fait d’une clientèle en demande de livres. Là encore, c’est le contexte qui a guidé mon choix.

Depuis 3 ans, j’ai remarqué que de plus en plus de gens écrivent. Souvent ces auteurs envoient leurs manuscrits en France, beaucoup sont refusés, mais ces textes parlent de notre culture et de notre environnement. Partant de ce constat et en l’absence d’une maison d’édition djiboutienne, je me suis dit qu’il fallait en créer une pour porter toutes ces voix et faire connaître ces textes qui constituent notre patrimoine littéraire.

C’était un défi, car dans mon contexte, il n’y a pas de soutien financier. J’ai dû créer un comité de lecture, un comité de correction et j’ai dû me former à ce nouveau métier. Comme toujours, j’ai saisi l’opportunité en répondant aux besoins du marché.

Aujourd’hui, qu’est-ce que les Djiboutiens ont envie de lire ? Pour quels types de livres portent leurs demandes ?

Arafo Saleh : Ah grande question ! En librairie, je vends aujourd’hui beaucoup (à ma grande surprise) de titres recommandés sur TikTok, des séries très appréciées des jeunes et qui circulent beaucoup sur les réseaux sociaux.

Certains influenceurs font également un lien naturel entre les livres dont ils font la promotion et la librairie Victor Hugo. Sur certaines séries, j’ai réussi à vendre 50 exemplaires d’un titre en l’espace d’un mois à des jeunes qui n’avaient jamais mis les pieds en librairie. Ces titres sont commercialisés en précommandes auprès d’un public que l’on ne connaissait absolument pas. L’élite djiboutienne se tournera davantage vers les sciences humaines, l’actualité politique et la littérature.

Même si ces lecteurs ne sont pas très nombreux, ils sont plutôt fidèles. Les jeunes adultes sont très intéressés par les livres sur le développement personnel, une tendance qui monte en flèche chez nous. Et bien sûr, la section jeunesse reste une valeur sûre.

En tant qu’éditrice, j’ai eu une belle surprise cette année : six écoles ont adopté 70 % des titres de mes enfants dans leurs choix de lecture. C’est pour moi une grande fierté, car je ne pensais pas qu’ils pénétreraient si vite dans le milieu scolaire.

Lors du Salon du livre, j’ai réalisé qu’il y avait un véritable lectorat pour les livres que je publiais. Et les parents ont été ravis de découvrir et de choisir ces œuvres. D’autres belles perspectives s’ouvrent naturellement, car je pense que mes titres répondent à nouveau aux attentes du marché.

Vous avez fondé l’association Caravane du Livre à Djibouti, quelles actions avez-vous menées et leur impact ?

Arafo Saleh : Cette association indépendante de droit djiboutien a été fondée par un groupe de lectrices, dont l’actuelle ministre de la Culture. Nous sommes partis du constat qu’il n’y avait pas d’événements culturels autour du livre et qu’il fallait sensibiliser une partie de la population à l’importance du livre et de la lecture.

Ce qui nous motivait, c’était de partager des moments avec des jeunes, notamment des jeunes filles qui avaient abandonné l’école et étaient éloignées des livres par manque de moyens. Notre objectif est d’amener le livre à ces jeunes, d’organiser des concours de lecture, de poésie et de slam, mais aussi d’impliquer les parents dans nos événements.

Nous avons par exemple organisé des séances de lecture dans des lieux insolites comme le marché. C’était formidable de voir des femmes au foyer s’arrêter, écouter, discuter… Nous avons également choisi de raconter les livres dans les langues locales pour favoriser l’accessibilité. On leur a montré des livres bilingues auxquels ils avaient accès dans leur langue maternelle et leurs écoliers pouvaient lire en même temps dans la langue d’enseignement.

Nous avons été soutenus par notre Ministère de la Culture, l’Union Européenne, l’Unicef ​​et l’Ambassade de France, ce qui nous a donné l’opportunité de mettre en œuvre de nombreuses belles actions dans le cadre de cette Caravane du Livre. Djibouti. Cette aide nous a également permis de baisser le prix des livres d’environ 50 à 60 % et même de faire des dons de livres à certaines populations. Nous poursuivons ces actions le plus longtemps possible.

Concernant la librairie, comment vous êtes-vous adapté ? Pourquoi avoir créé une deuxième librairie ?

Arafo Saleh : Ma première librairie est située au cœur du quartier des affaires, mais elle est devenue très difficile d’accès, bondée et avec des problèmes de stationnement. Résultat, nos clients habituels ne sont plus enclins à faire ce déplacement. En revanche, lorsque j’ai décidé avec mon fils d’ouvrir une deuxième librairie (plus orientée jeunesse, BD, manga, etc.), nous nous sommes rapprochés des écoles et des quartiers résidentiels. Le quartier dans lequel nous sommes installés est en train de se construire avec des projets immobiliers et culturels à forte valeur ajoutée.

Pour l’aménagement, j’ai repensé mes locaux différemment, car ma clientèle est différente et là aussi je me suis adapté à leurs attentes, tant au niveau du mobilier, des espaces de circulation que du classement. Cette librairie est plus petite que l’autre, mais les livres y sont mieux présentés. Ces choix nous ont été imposés. Côté animations, nous disposons d’un kamishibai que nous utilisons régulièrement pour animer des petits ateliers jeunesse. Ce kamishibaï permet de varier les textes proposés, adaptés à un très jeune public, mais aussi aux adolescents.

Vous sentez-vous soutenu par les institutions à Djibouti et ailleurs, en tant que pilier du livre djiboutien ?

Arafo Saleh : Oui, définitivement. Grâce au programme Ressources Pédagogiques, j’ai pu bénéficier d’une formation essentielle à Abidjan que je poursuis grâce à un accompagnement individualisé, et cela m’apporte les nouvelles compétences dont j’avais besoin. Cette formation m’a également permis d’interagir avec d’autres éditeurs africains, ce qui est essentiel pour moi, et même de mettre en place des collaborations via des achats de droits.

L’Institut français de Djibouti est également un partenaire régulier, tout comme le ministère de la Culture de Djibouti.

Les programmes du Conférence des libraires et Conférence des éditeurs à Sharjah ont été une première immersion dans un monde professionnel que je ne connaissais pas. J’ai pu me professionnaliser dans le domaine des droits, tous nos riches échanges au sein de la délégation, la préparation des rencontres, l’accompagnement que nous avons reçu ont été déterminants pour évoluer et capitaliser sur les opportunités.

Et j’ai publié mes premiers titres de droits achetés l’année dernière à Sharjah. Côté librairie, en rencontrant des libraires arabophones, j’ai pu remporter un appel d’offres pour des livres en arabe à Djibouti. Ces deux événements m’ont vraiment ouvert plein de nouvelles portes que je n’aurais jamais imaginées !

Aujourd’hui, qu’aimeriez-vous construire avec des professionnels de cette partie de l’Afrique ?

Arafo Saleh : Le pays avec lequel nous avons une frontière, la Somalie et plus précisément le Somaliland, où j’ai déjà été invité au Salon du Livre, sont pour moi un partenaire naturel pour les années à venir. Les pays arabophones m’intéressent aussi, car nous partageons cette langue et Djibouti fait partie de la Ligue arabe. Des traductions d’œuvres pourraient circuler entre nous.

Le Kenya et l’Éthiopie sont également des pays qui devraient offrir des opportunités de collaboration. Le premier publie beaucoup en anglais et le second en amharique. Le Kenya est très bon en matière d’édition académique et extrascolaire, et j’ai déjà rencontré quelques éditeurs à Sharjah.

Quel serait ton rêve depuis 5 ans ?

Arafo Saleh : Ce serait une librairie de café, je ne sais pas si je pourrai y arriver. Mais un espace cosy qui allie livres et pâtisseries, mon autre passion. Avec un véritable coin lecture pour les enfants. Et qui aurait un petit camion qui pourrait parcourir les villages de Djibouti.

Ce serait vraiment l’aboutissement d’un grand rêve. Et pour l’édition, j’aimerais pouvoir passer aux livres audio, en privilégiant les langues locales en plus du français. Je suis très motivé pour ouvrir de nouvelles voies comme je l’ai toujours fait.

Crédits photos © Arafo Saleh

 
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