Une écriture plate, un style sec… Au début de sa carrière, les histoires de Annie Ernaux sont torpillés par un critique masculin et bourgeois, qui rejette le misérabilisme dont témoignent ses romans. Contemporain du sociologue Pierre Bourdieuelle reprend son idée d’héritage en capital. En banlieue du travail deAnnie Ernauxla disposition esthétique et le goût des formes propres aux classes dominantes s’appliquent dans tous les domaines de la vie. “La lecture dans les années 1970 Les héritiers, reproduction et plus tard La Distinction, c’est toujours ressentir un violent choc ontologique. […] La vision que nous avions de nous-mêmes et des autres dans la société est déchirée. Notre place, nos goûts, rien de plus naturel et de plus évident» écrivait-elle en 2002 pour Le mondeà la mort du sociologue.
Couronné en 2022 du prix Nobel de littérature, Annie Ernaux a été récompensé pour «le courage et l’acuité clinique avec lesquels elle découvre les racines, les distances et les contraintes collectives de la mémoire personnelle» a alors expliqué le jury. Aujourd’hui, Vogue français revient sur ses livres les plus marquants, dont la lecture ne laisse personne indifférent.
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De L’événement à Armoires videsl’œuvre d’Annie Ernaux a offert une place particulière aux récits sur l’avortement dans le patrimoine littéraire français. L’écrivain a dressé un portrait, à travers des romans intimistes, de l’expérience féminine au cœur de la seconde moitié du XXe siècle.
Placards vides (1974)
Après des études entre Rouen et Bordeaux, puis un mariage, suivi d’une installation à Annecy, Annie Ernaux divorcée, arrivée en 1975 à Cergy qu’elle ne quitte plus depuis. Parallèlement, elle publie son premier roman, Placards videsoù ses parents occupent déjà la place prépondérante qu’ils occupent dans toute son œuvre. En effet, rapidement, les histoires deAnnie Ernaux glisser vers l’autobiographie : «Depuis Sur place [1983]il y a quelque chose de l’ordre de la transgression dans mon écriture, puisque je ne parle que de moi – et j’en parle de la manière la plus cachée, la plus sexuelle». Si l’écrivaine n’est jamais récompensée par le prix Goncourt, chacun de ses livres est toujours très attendu par la critique.
Cependant, ne vous y trompez pas. Derrière son héroïne et narratrice, l’étudiante Denise Lesur, ça fait du bien Annie Ernaux qui parle et déroule ses premières années, dressant le portrait de son enfance normande auprès de ses parents commerçants jusqu’à l’adolescence et la découverte d’une toute autre culture, à travers laquelle elle finit par se dresser contre sa famille. Un livre écrit en secret, et qui marque d’abord le début de l’aventure littéraire explorée par Ernaux.
Annie Ernaux – Les placards vides
La femme gelée (1981)
Judith Butler a-t-elle lu les œuvres deAnnie Ernaux ? Elle y trouverait un certain intérêt, car les univers masculin et féminin dialoguent constamment, se rencontrent et parfois échangent leurs rôles. Né en 1940, Annie Duchesne a grandi dans le café-épicerie tenu par ses parents, à Yvetot, en Haute-Normandie. Son père est un papa qui adore jouer avec sa fille, tandis que sa mère, féministe sans jamais le dire, fait ce qu’elle veut et ne supporte pas l’autorité. C’est cette même mère qui embauche les jeunes Annie sur le chemin de la lecture, une manière de triompher d’une condition trop modeste : «La naïveté de ma mère, elle croyait que la connaissance et un bon métier me protégeraient de tout, y compris du pouvoir des hommes.», peut-on lire dans La femme gelée.
Troisième roman deAnnie Ernaux, La femme gelée est probablement l’une de ses œuvres les plus cinglantes, motivée par un fort sentiment d’injustice d’être née femme et de se voir si contrainte par son genre – même dans sa vie intime, lorsqu’elle se sent enfermée dans un premier mariage qui la rend profondément malheureuse. A la croisée des chemins entre Pierre Bourdieu et Simone de Beauvoir.
Annie Ernaux – La Femme gelée
Des passions simples (1992)
« Je suis l’écrivaine, la pute, l’étrangère, la femme libre aussi. Je ne suis pas le « bien » que l’on possède et que l’on exhibe, qui console. Je ne sais pas comment consoler ». Aigu et concis : Annie Ernaux a été toute sa vie, comme l’illustre ce passage de Aller se faire cuire un œuf (2001). Le livre est une réécriture de Des passions simplesqui a défrayé la chronique lors de sa sortie en 1992, et suscité un vif débat sur la décence d’une telle histoire – celle de la liaison que l’écrivain a eue avec un diplomate russe. Dans Le Grosse Bertha – ancêtre de Charlie Hebdo, Jeanne Folie écrit, après le passage de Annie Ernaux Dans Apostrophes : “Un trio de blondes Palmolive dont la falote Annie Ernaux qui prétend que ceux qui disent du mal de son livre ne sont que de sales machos sexistes qui n’y comprennent rien, en minijupe et au cul pincé. On veut l’attacher au radiateur et la sodomiser à sec”.