Vivre parmi les livres ne vous protège pas des aléas économiques. Depuis le printemps dernier, Emilie Grieu, fondatrice de la librairie Les Pipelettes à Romainville (Seine-Saint-Denis), a « retrouvé plusieurs fois découvert à partir du dix du mois », confie-t-elle. ” C’est nouveau »précise le quadragénaire énergique.
Pour les quelque 3 700 librairies indépendantes que compte l’Hexagone (sur 25 000 points de vente de livres au total, dont les hypermarchés et les aires d’autoroutes, selon le ministère de la Culture), l’année 2024 aura été difficile. Après l’engouement des lecteurs pour leur librairie de quartier devenue « commerce essentiel » pendant la pandémie de Covid, les ventes ont stagné.
Par rapport à l’année dernière, les ventes de livres ont baissé de 0,9% entre janvier et septembre 2024
Selon l’Observatoire français de la librairie, elles affichent même une baisse en ce qui concerne les livres, hors papeterie (- 0,9 % de janvier à septembre 2024 par rapport aux neuf premiers mois de l’année dernière).
Pour les plus petites librairies, celles dont le chiffre d’affaires annuel ne dépasse pas 500 000 euros, comme Pipelettes, la situation devient critique. Selon une étude réalisée par le cabinet Xerfi, nombre de ces entreprises risquent la faillite dès l’année prochaine. Unique au monde par la densité de son réseau, crucial pour le lien social et le maillage territorial autant que pour la circulation des idées, ce secteur subit comme aucun autre un redoutable effet de ciseau.
Augmentation des charges
D’une part, les coûts ont considérablement augmenté depuis 2021. L’énergie en tête. Les plus grandes librairies indépendantes, les plus chères à chauffer, ont vu leur facture d’électricité augmenter de 150 %.
Contrairement aux boulangers, les autres commerçants » essentiel », les coursiers de livres n’ont pas bénéficié de tarifs plafonnés. Résultat ? Comme beaucoup de patrons de PME, les libraires ont parfois l’impression de « travailler pour Engie », déclare Amanda Spiegel, à la tête de Folie d’encre à Montreuil (Seine-Saint-Denis) et vice-présidente du Syndicat français de la librairie (SLF).
Par ailleurs, la hausse des prix à la pompe a un impact sur les coûts de transport (+13% depuis 2021) assurés par les libraires : c’est à eux de payer la livraison des livres commandés et le retour des livres invendus au distributeur. .
Et ce n’est pas tout. Les pharmacies indépendantes étant le plus souvent situées en centre-ville, elles sont également soumises à des loyers majorés, une dépense importante. Sur le plateau de Romainville, quartier populaire en voie de gentrification, Emilie Grieu doit débourser 3 000 euros mensuels pour 70 mètres carrés de surface de vente au rez-de-chaussée et un sous-sol de 30 mètres carrés.
Quant au personnel, généralement sous-payé, il a fallu l’augmenter (+10% de la masse salariale) pour suivre l’inflation et atteindre en 2024 le salaire moyen de 1.720 euros net, plus que modeste pour des diplômés passionnés et cultivés. .
Or, dans les librairies indépendantes, la masse salariale représente une part plus importante du budget (environ 20 % au lieu de 14 % à la Fnac, 10 % dans la grande distribution, 5 % sur Amazon). Normal : conseiller les clients, mettre en avant des titres peu connus et inviter des auteurs demande du temps et des compétences. ” C’est crucial », résume Emilie Grieu, qui emploie Cécile, libraire expérimentée en CDI, et un alternant, Alexis, apprenti libraire et grand lecteur de sciences humaines.
En revanche, les prix ne suivent pas. Fixés par les éditeurs dans le cadre de la loi Lang de 1981 sur le « prix unique du livre », ils n’augmenteront que de 2,2 % en moyenne en 2024. Cette loi a aussi l’immense mérite de protéger l’écosystème de la librairie indépendamment de la concurrence des grandes surfaces, préservant ainsi diversité éditoriale.
Les remises accordées par les éditeurs aux libraires, environ un tiers du prix de vente, ne suffisent plus. Les marges diminuent
Le problème, c’est que les remises accordées par les éditeurs aux libraires, environ un tiers du prix de vente, ne suffisent plus : « Vous devriez obtenir 38 % à 40 % », estime Emilie Grieu. En conséquence, les marges des pharmacies sont réduites. Cette année, ils ne dépassent pas 1% de leur chiffre d’affaires moyen. C’est l’un des taux de marge les plus bas du commerce de détail », avec des fleuristes », nous dit-on.
Trois fois plus qu’il y a trente ans
Les livres deviendraient-ils périssables ? D’un point de vue logistique, bien sûr. Toutes catégories confondues, des manuels scolaires aux livres de cuisine en passant par les romans, quelque 75 000 ouvrages sont publiés chaque année, soit trois fois plus qu’il y a trente ans. Et ce, alors que dans le même temps, la population n’a augmenté que de 20 % et que les Français ne lisent plus.
Même si cette abondance peut témoigner d’une diversité bienvenue dans l’offre de lecture, il s’ensuit que dès leur arrivée dans les rayons, les nouveautés doivent être remplacées par des ouvrages encore plus récents. ” On passe notre temps à vider et remplir des cartons », témoigne Anne Martelle. La production éditoriale s’accélère jusqu’au non-sens :
« On n’a plus le temps de lire ! s’exclame sa collègue Amanda Spiegel. Dans ces conditions, on ne peut plus faire connaître les livres, on perd ce qui rend le métier si passionnant. »
Cet essor pèse également sur l’empreinte carbone du secteur : l’écologie était l’un des sujets centraux des rencontres nationales de la librairie, organisées à Strasbourg en juin dernier. En début d’année, l’association des libraires indépendants Pour l’écologie du livre a lancé une « trêve des nouveautés », sous l’égide de sa cofondatrice Anaïs Massola, libraire chez Rideau rouge, à Paris.
Les libraires auraient tout à gagner à ce que les éditeurs publient moins, car le rythme soutenu des commandes et des retours pèse sur leur budget
Inventifs, les participants ont refusé certains titres selon des critères volontairement déroutants (couleur de couverture, etc.). L’initiative va-t-elle inciter les éditeurs à publier (un peu) moins ? Les libraires auraient tout à gagner, car le rythme soutenu des commandes et des retours pèse sur leur budget.
Diversité de l’offre culturelle
Et après ? ” Déjà en ligneécrivent les experts Xerfi, la situation financière des librairies (indépendant, NDLR.) pourrait encore se détériorer dans les années à venir « . A partir de 2025, précisent-ils, les plus petits pourraient souffrir » des pertes considérables » et des faillites.
Cette fragilité menace la diversité de l’offre culturelle en France, et pose également un problème politique. Dans un contexte économique difficile, les coursiers de livres se retrouvent exposés aux attaques de riches entrepreneurs d’idées proches de l’extrême droite. En septembre 2023, Vivendi, le groupe de Vincent Bolloré, acquiert l’Écume des pages, prestigieuse enseigne parisienne au cœur de Saint-Germain-des-Prés.
La fragilité des librairies indépendantes menace la diversité de l’offre culturelle en France, et pose un problème politique
Cet automne, un autre milliardaire » patriote » (sic) s’intéresse aux librairies indépendantes : Pierre-Edouard Stérin, à la tête du fonds Otium Capital, finance le projet dit « Périclès » à hauteur de 150 millions d’euros pour « racines, identité » et « Anthropologie chrétienne ».
Après avoir raté l’an dernier le rachat du groupe Editis (Belfond, Julliard, Robert Laffont…) puis, en août dernier, celui de l’hebdomadaire Marianneil a posté une annonce. Il recrute un entrepreneur » afin de constituer dans un délai de cinq ans « un réseau de 300 librairies indépendantes en régions françaises » qui organiserait « plus de 5 000 événements culturels locaux « . L’objectif ? ” Réinventer le modèle de librairie multi-activités à travers une offre culturelle au service des familles « . Bataille culturelle en cours.