« Argent ou pas, les histoires de famille sont les mêmes partout »

Comment est née l’idée de cet ouvrage dont les deux volumes compilent les enquêtes publiées dans le journal Le sur les successions dans les grandes familles du capitalisme français ?

J’en ai eu l’idée pour la première fois lorsque je suis allé rencontrer Bernard Arnault dans le cadre d’une autre enquête qui a également donné lieu à un livre sur Karl Lagerfeld. Il m’a reçu dans son bureau où son fils Jean faisait des exercices de mathématiques. Il est si rare de voir des hommes, et plus encore des grands patrons, s’occuper des devoirs de leurs enfants, que je lui ai spontanément parlé d’une enquête sur la façon dont il éduquait ses enfants. Assez réticent au début, il a fini par accepter. Ce qui nous a intéressé, c’est de regarder les différents visages du capitalisme familial français en interrogeant la question de la transmission qui se joue au fil des générations.

Quelles familles ont été les plus difficiles à convaincre de jouer à ce jeu ?

Tous n’ont pas accepté de nous parler, et quand ils le font, ce n’est pas forcément de bonne humeur, mais la publication de la première partie de l’enquête a facilité notre travail : après nous avoir lu, la plupart de nos interlocuteurs ont mieux compris notre projet. . Certains restent très difficiles à approcher : c’est le cas des Wertheimer, propriétaires de la maison Chanel, dont peu de gens connaissent les visages. Ils n’ont jamais dérogé à la règle de ne pas s’exposer, et aujourd’hui leurs héritiers font de même. Qu’il s’agisse des personnes qui travaillent avec eux chez Chanel, ou qui s’occupent de leurs vignes ou de leurs chevaux, la discrétion est une règle d’or.

Gérard et Alain Wertheimer avec Elizabeth II à Ascot, en 2015. © DPA/ABACA

Cette culture du secret joue-t-elle un rôle dans leur réussite ?

Cette invisibilité n’influence pas le succès de leur entreprise, qui est une question de vision stratégique et de bonne gouvernance, mais elle contribue sans aucun doute à leur tranquillité et à leur liberté. Lorsque les Gilets jaunes manifestent, ils ont davantage tendance à s’en prendre aux vitrines des magasins LVMH car Bernard Arnault, dont le visage et la vie sont connus, devient une cible politique. C’est parfois un problème pour sa propre sécurité et celle de sa famille.

Ce deuxième volume est consacré à la transmission du pouvoir au sein de sept dynasties dont Dassault, Barrière, Leclerc et Ricard. Trouvons-nous des similitudes dans leurs histoires d’héritage ?

Pas tellement car c’est souvent l’irrationnel qui prime. Lors du passage d’une génération à l’autre, ce sont les émotions et les sentiments qui dominent, parfois même au détriment de l’entreprise. Ainsi lorsque Paul Ricard évince son fils Bernard de la direction du groupe, en 1971, il n’a pas choisi la raison : l’avenir prouvera que les choix stratégiques initiés par ce dernier – sortir du pastis et se diversifier à l’international, étaient la bonne. ceux. Mais il ne supportait pas de voir, trop vite, trop tôt, son héritier prendre le dessus.

Dans tous vos personnages, on devine que le cas d’école de Jean-Luc Lagardère, décédé subitement sans avoir préparé sa succession, est un anti-modèle à éviter à tout prix…

Tout le monde nous l’a cité. C’est un traumatisme encore vivace chez de nombreux dirigeants d’entreprise qui a incrusté en eux cette leçon : propulser trop tôt quelqu’un qui n’est pas prêt ou qui ne veut pas peut être fatal. L’idée de prendre le temps de former les générations suivantes a donc fait son chemin même si elle n’a pas toujours été mise en œuvre judicieusement. Prenons les Dassault, Marcel et Serge, deux ingénieurs extraordinaires dotés d’une grande intelligence : ils se sont révélés être des pères terribles, incapables de transmettre l’amour et la confiance qui auraient pu donner à leurs fils les bases nécessaires pour se construire.

David et son fils Alexandre, né en 1980, président exécutif de la banque qui porte son nom depuis mai 2017 : l’exemple d’une succession réussie. © Édouard Caupeil / Pasco&co

Amour, justement : vous dites que c’est un mot que vous avez peu entendu durant vos mois d’enquête, sauf chez les Rothschild !

En effet, David Rothschild est le seul à avoir prononcé ce mot à propos de son fils Alexandre, qui aujourd’hui, à 43 ans, a repris les rênes de l’entreprise familiale. Mais c’est aussi une famille qui a eu son lot de disputes et de tensions. Mais peut-être à cause de ce handicap, on sent chez David Rothschild une très grande attention envers Alexandre, une volonté de lui laisser suffisamment d’espace pour qu’il puisse prendre son envol.

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Ces successions restent très masculines. Est-ce une question de génération ?

On sent une évolution, je pense que d’ici dix ans le temps des femmes sera vraiment venu. Pour l’instant, même si nombre d’entre eux sont déjà largement impliqués dans les affaires familiales, rares sont ceux qui en prennent pleinement le contrôle. La question du nom reste d’actualité, même si depuis 1983 nous pouvons conserver notre nom de jeune fille. Ce n’est plus une question juridique, mais symboliquement elle reste importante. Aux Ricards, toutes les filles gardent leur nom. Chez les Rothschild, Philippe de Nicolay, le fils adultère, fut reconnu tardivement. Et Dieu sait que le nom Rothschild véhicule son lot de préjugés, parfois les plus nauséabonds. Alexandre le raconte volontiers : au moment de l’appel, à l’école, ses camarades de classe imitaient le bruit des pièces qui entrent en collision, et il se faisait le plus petit possible.

Beaucoup de ses grandes familles se connaissent et se fréquentent parfois. L’entre-soi est-il une réalité ?

Elle existe plus pour assurer une certaine sécurité que pour se conformer. Quand on est riche, on court toujours le risque d’être condescendant pour autre chose que ses qualités intrinsèques. Par peur des mauvaises compagnies, voire des mauvaises alliances, ces familles préfèrent mettre leurs enfants dans les mêmes écoles et se retrouver l’été à Saint Tropez. Les Saadé, cette famille d’origine libanaise qui a fait fortune dans le transport maritime et la logistique à Marseille, vivent un peu à l’écart en raison de cet ancrage géographique différent, et parce qu’ils retournent souvent au Liban, du moins avant la guerre. .

Joy and Alexandre Barrière with their father, Dominique Desseigne, at the Césars ceremony, in 2019. © Berzane-Maréchal-Nivière/ABACA

Vous évoquez des pères durs avec leurs fils, mais parfois c’est l’inverse qui se produit : Alexandre Barrière a voulu évincer son père au point d’abandonner son nom pour prendre celui de sa mère…

Il s’agit d’un cas très particulier, né avant tout d’un drame familial puisque Diane Barrière, l’héritière de la fortune du casino, a été victime d’un terrible accident d’avion qui l’a laissée, en 1990, gravement malade et handicapée. , avec deux jeunes enfants, Alexandre et Joy. Son mari et leur père, Dominique Desseigne, ont pris soin d’elle, ont repris la direction de l’entreprise familiale et ont élevé leurs enfants sans abandonner la vie de playboy, sans doute difficile à vivre pour eux. enfants qui ont perdu leur mère en 2000. Aujourd’hui, la guerre est déclarée entre Alexandre et son père, au point que ce dernier, écarté par son fils de toute gouvernance au sein de l’entreprise, n’a même plus le droit de comparaître à l’Américain de Deauville. Festival du Film, événement auquel il était particulièrement attaché.

Qu’avez-vous appris en passant de nombreux mois dans ce monde ?

Ce qui m’a le plus surpris, c’est que les histoires familiales sont les mêmes partout. L’argent n’y fait rien, il peut les rendre plus spectaculaires, mais les enjeux, les forces psychologiques qui sont à l’œuvre dans ces moments d’héritage et de transmission sont terriblement similaires. Ensuite, cela m’a beaucoup fait réfléchir sur l’éducation que nous donnons à nos enfants. Que voulons-nous réellement transmettre ? Un patrimoine financier et matériel, bien sûr, qui compte, mais au final, il ne sera rien s’il n’est pas accompagné d’une base émotionnelle ultra solide qui passe avant tout par l’amour, le temps, l’attention : autant de choses qui ne peuvent être acheté.

* : Successionssecrets de famille, de Raphaëlle Bacqué et Vanessa Schneider, Albin Michel, 19,90 €.

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