En 2015, il publie, toujours chez le même éditeur, La petite femellel’histoire tragique de Pauline Dubuisson. Des années plus tôt, Henri-Georges Clouzot avait déjà décrit cette vie brisée dans son film La véritéavec Brigitte Bardot en tête d’affiche. Suivra La faucille (Julliard, 2017) et Au printemps des monstres (Miallet Barraud, 2021). C’est en écrivant ce dernier ouvrage qu’il rencontre celle qui deviendra l’héroïne de son nouveau livre, La désinvolture est une belle chose. **: Jacqueline Harispe, dite Kaki. Jeune femme d’à peine 20 ans qui, le 28 novembre 1953, sauta par la fenêtre de sa chambre d’hôtel et mourut lors de son transfert à l’hôpital. Au printemps des monstres, Elle n’est que de passage. Mais la graine est plantée et Philippe Jaenada ne peut oublier « la plus belle fille du quartier ».
« Mythologie du 12 » de Célestin de Meeûs : Les dieux, les hommes et le parking Lidl
«Mon livre précédent, Le printemps des monstres « J’ai raconté l’histoire de l’étrangleur Lucien Léger. Il n’y avait, a priori, rien de commun entre cet homme et Kaki, qui s’était jeté par la fenêtre de son hôtel dix ans plus tôt. Mais je me suis intéressée à la femme de Lucien Léger, qui m’a touchée. Elle avait voulu, à un moment, commencer à chanter, avait passé une audition dans un cabaret qui s’appelait « Chez Moineau » où Barbara avait débuté. »
Mais ce n’est pas tout : pour acheter leur cabaret, les propriétaires avaient vendu un autre établissement, qui avait été au centre d’un roman de Patrick Modiano.Je l’avais lu sans faire le lien. Alors j’ai creusé plus profondément. Dans son livre, Modiano raconte que lorsqu’il était petit, sa baby-sitter l’entraînait dans les cafés de Saint-Germain-des-Prés et un jour, un garçon est entré et lui a dit : «C’est affreux, c’est horrible, Kaki a fait le grand saut. » En parlant de Lucien Léger, qui a étranglé un petit garçon en 1963, Philippe Jeanada était à quelques clics de voir Kaki se jeter par la fenêtre.
Il faudra du temps, de la patience et un peu de chance aussi pour reconstituer la courte vie de Jacqueline Harispe. Mannequin éphémère chez Dior, elle fait partie d’une bande, « Les moineaux », qui traînent dans le café du même nom. Ils sont jeunes, décontractés et vivent sans aucun projet d’avenir. L’auteur recueille des témoignages sur Kaki : l’artiste australienne Vali Myers en parle, tout comme les écrivains Jean-Michel Mension et Patrick Strahram.Il y avait aussi six ou sept coupures de presse. Mais je me suis vite rendu compte que leurs témoignages ne correspondaient pas. Notamment à propos de ses parents. Certains disaient que sa mère était une prostituée, d’autres une collaboratrice ou une folle.
Hélas ! pour lui, ses deux principales sources d’information sont les moins accessibles. Il y a d’abord les papiers inédits de Patrick Strahram, qui dormaient au fond d’un carton à la bibliothèque de Montréal. C’est Jean-Marie Apostolidès – spécialiste de Guy Debord, qui a consacré un collage à Kaki – qui lui fait parvenir ces précieux dossiers.Mais ma Source la plus solide, qui peut paraître la plus froide sauf qu’elle ne l’est pas, c’est le dossier d’enquête pour « mort suspecte ». Elle était encore dans une chambre d’hôtel avec un gars… », poursuit Philippe Jaenada. “Le dossier fait une centaine de pages et a été très difficile à retrouver. J’étais déjà étonné qu’ils l’aient conservé. Quand on pense, malheureusement, au nombre énorme de jeunes, de vieilles dames et de vieux messieurs qui se sont jetés par les fenêtres depuis 1930, cela se compte par milliers et par milliers. Le suicide de Kaki remonte à 1953, les dossiers ne sont ni numérisés ni répertoriés. Il faut donc fouiller. Dans le livre, la personne qui m’aide aux archives – Sandra – m’envoie la chose au bout de huit jours. En réalité, cela a pris des mois… »
Écrire des livres qui reflètent la vie
Pour rythmer ses pages, ouvrir les fenêtres et laisser entrer la lumière, Philippe Jaenada raconte aussi l’histoire en La désinvolture est une belle chose.le « Tour de France par les bords », qu’il a entamé au fil de ses recherches, sans trop savoir où il le mènerait. Dunkerque, Dinard, Arcachon, Hendaye ou encore Port-Vendres, où les souvenirs lui reviennent à grandes gorgées. Enfant, son oncle, « Tonton Mémé » y tenait un bistrot. A quatre ans, le futur écrivain y boit des grenadines, assis au bar, sur un tabouret.Ce qui me fascine et ce que j’essaie de retranscrire dans mes livres, c’est la superposition du temps. Les liens entre avant et maintenant qui peuvent être simplement géographiques.”explique l’auteur.Ce n’est pas de la littérature. Je suis vraiment allée au bar qui a remplacé celui de mon oncle, Casa Gala. J’étais là quand il a ouvert, seule. Je me suis vue, juste à côté, avec mes petites jambes qui pendaient dans le vide… C’était un moment difficile à écrire parce que je veux éviter la sentimentalité. Quand je suis dans ce bar ou dans la pièce d’où Kaki a sauté, je ne suis qu’un morceau de marshmallow.
Philippe Jaenada revient sur un crime qui a tenu la France en haleine dans les années 1960 : « Quand on est petit, on aime résoudre des mystères »
Injecter la vie là où la mort a fait plus que rôder est aussi l’un des objectifs de Philippe Jaenada lorsqu’il réécrit la vie de Pauline Dubuisson ou de Kaki.Je fais le tour de la France quand ils sont immobiles au centre, je suis en plein air quand ils sont dans un bistrot enfumé. Mon premier but est de superposer le passé et le présent et le second est d’éclairer, d’alléger, d’aérer et d’apporter un peu d’insouciance. Je veux écrire des livres qui reflètent plus ou moins la vie. Quand on parle, à soixante-dix ans d’intervalle, de la vie de Pauline Dubuisson ou de ces enfants de Moineau, on ne garde que le noir. Pauline Dubuisson, Kaki, n’ont pas eu une vie sans aucune lumière, ils ont ri, ils ont vécu. Ils n’ont pas eu une vie en noir et blanc. Artificiellement, j’injecte de la lumière et de la légèreté avec mes arrêts dans les bistrots, les restaurants et les hôtels lors de mon tour de France. Mon but est de trouver un moyen de transmettre des émotions. »
Les enfants de Moineau : cela aurait pu aussi faire un très joli titre pour ce nouveau roman.Il y a beaucoup de bons titres possiblessourit l’auteur.Mais, pour une fois, j’ai obtenu ce titre très rapidement. La désinvolture est une belle chose, C’est une phrase de Guy Debord, l’un des fondateurs de l’Internationale lettriste puis de l’Internationale situationniste – dont je ne suis pas un grand fan, il m’agace. Mais elle représente exactement ce que je voulais dire. Et Philippe Jaenada d’ajouter : «Mais il y a une suite à cette phrase… «La désinvolture est une belle chose, mais nos désirs étaient périssables et décevants. Je n’ai pris que la première partie. Je pense qu’on comprendra que dans le titre, il y a un second degré. C’est comme quand on dit “« C’est très gentil. » Il doit y avoir un «mais” derrière.”
Sur les listes Goncourt et Renaudot
La désinvolture est une belle chose.une saga de près de 500 pages, a été sélectionnée dans les premières sélections pour les prix Goncourt et Renaudot. Philippe Jaenada commente l’actualité avec humilité et une certaine fierté, qu’il souhaite néanmoins tempérer. « Le serpe était sur beaucoup de listes. Au printemps des monstres seulement sur le Goncourt. Un juré du Renaudot a dit – à juste titre – qu’il fallait un écart de cinq ans entre les principaux prix (Goncourt, Renaudot, Femina, Interallié, Medici, Editor’s note) et j’avais eu, pour La serpe, le prix Femina en 2017. Et pour Au printemps des morts, “J’ai été éliminé au deuxième tour. Bref, c’est la troisième fois que je suis sur la liste Goncourt.”
Il prend une gorgée de café froid, tire sur sa vape, réfléchit et se lance enfin.Je vais vous raconter une anecdote qui a fait beaucoup de bruit, malheureusement pour moi.il a dit.En 2021, Au printemps des monstres est sur la première liste du Goncourt, mais pas sur la deuxième. Bon, c’est comme ça. Mais je suis fair-play, je me dis juste que c’est dommage. En novembre, un journaliste de Libérer vient me voir, dans mon bistrot, Le Lafayette, pour faire une grande interview. Elle me pose plein de questions et me dit notamment «Vous avez été rayé de la liste Goncourt. Qu’est-ce que ça veut dire ? Et moi, en riant – je le jure – je réponds : «“Incompétents ! Salauds !” et je ris, je vois qu’elle a compris que je plaisante. Et, en Libéré, « Quand l’article a été publié, j’ai trouvé la question et ma réponse ironiques, mais sans explication, sans préciser que c’était une blague. Mon rédacteur en chef a été bombardé d’appels téléphoniques, les membres du jury du Goncourt n’ont pas compris, ils se sont indignés. Alors que tout cela n’était qu’un gros malentendu. »
⇒ La désinvolture est une belle chose. | Novel | Philippe Jaenada | Mialet Barrault, 496 pp., €22, digital €15