La presse a interrogé trois experts pour décrypter le discours de démission de Justin Trudeau, pour mieux en comprendre les tenants et les aboutissants.
Pourquoi maintenant ?
« Les gens qui s’intéressent à la politique attendaient cette décision. Ses minutes étaient comptées», raconte Thierry Giasson, professeur au département de sciences politiques de l’Université Laval.
La principale raison invoquée par Justin Trudeau pour justifier son départ est la paralysie du travail parlementaire, qui perdure selon lui depuis des mois. Mais selon les experts, ce sont plutôt des tensions au sein de son propre parti qui l’ont poussé à démissionner, le point tournant ayant été le départ fracassant de Chrystia Freeland à la mi-décembre.
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«C’est vraiment quelque chose qui m’a frappé dans son discours», souligne Frédérick Bastien, professeur au département de sciences politiques de l’Université de Montréal. «C’est comme s’il n’avait pas encore absorbé les dissensions, le manque de soutien au sein de son cabinet. »
Un avis partagé par Justin Massie, professeur titulaire au département de sciences politiques de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).
« Il n’explique pas pourquoi il a mis autant de temps » avant de démissionner, constate-t-il.
De toute évidence, il n’a pas écouté son caucus depuis des mois et il n’a pas pris note du désir de changement des Canadiens.
Justin Massie, professeur titulaire au Département de sciences politiques de l’Université du Québec à Montréal
« Et s’il n’avait pas essayé de rétrograder Freeland, nous ne serions peut-être pas là aujourd’hui », dit-il.
Thierry Giasson a cependant une lecture différente de la situation. Pour lui, il ne s’agit pas forcément d’un manque de lucidité de la situation de la part du Premier ministre ; mais plutôt une stratégie de communication.
« Il n’est pas obligé de rappeler cette réalité. Je ne m’attendais pas à ce qu’il fasse cela », dit-il. « C’est vraiment un exercice de communication politique. »
Que pense-t-on du bilan qu’il dresse ?
Lors de la période des questions, Justin Trudeau a notamment évoqué sa principale fierté et son plus grand regret, suite à une demande d’un journaliste. Et ses réponses ont surpris les experts.
Il a rappelé avoir été élu en 2015 sur la promesse « d’œuvrer pour la classe moyenne », avant de prétendre avoir réduit la pauvreté et aidé les familles. “Nous avons créé une économie qui fonctionne”, a-t-il ajouté.
Le tout dans un contexte où l’inflation a durement frappé les ménages ces dernières années, et où le gouvernement a présenté, mi-décembre, un déficit bien plus élevé que prévu.
Les experts ont également noté que le seul regret qu’il a mentionné était de ne pas avoir réussi à changer le système électoral. « C’est une promesse de 2015… », rappelle Frédérick Bastien.
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« Il y a vraiment un écart. Nous ne sommes pas du tout dans le repentir», analyse l’expert.
«Il semble déconnecté de la réalité des gens ordinaires, en dehors de la bulle d’Ottawa», ajoute Justin Massie.
Quelle image a-t-il voulu véhiculer dans son discours ?
Justin Trudeau a utilisé à plusieurs reprises des termes relatifs à la guerre, se présentant comme un « combattant » avoir « combattu pour son pays », ne pas reculer « facilement devant un combat ».
Il veut toujours se montrer comme l’homme de la situation. C’est un message de résignation. Il veut montrer que ce n’est pas son désir de partir.
Thierry Giasson, professeur au Département de sciences politiques de l’Université Laval
«Il reste convaincu qu’il aurait pu faire mieux que quiconque et remporter les prochaines élections», explique Justin Massie. « On pourrait appeler ça de l’ego ou de l’orgueil. »
Convaincu qu’il pourrait réussir un exploit, comme lors des élections de 2015, “il croit vraiment avoir ses chances de gagner”, ajoute l’expert.
Quelles seront les prochaines étapes ?
Avec la prorogation du Parlement jusqu’au 24 mars, Justin Trudeau donne le temps à son parti d’organiser des élections pour nommer un nouveau chef du parti libéral. Ce dernier prendra alors sa place comme premier ministre, et affrontera notamment Pierre Poilievre lors des prochaines élections, qui devraient probablement avoir lieu au printemps.
« Après une période d’au moins 36 jours de campagne, cela nous amène aux élections de mai », calcule Frédérick Bastien.
La manière dont le nouveau chef sera désigné (date, mode de vote, etc.) sera définie par le Parti libéral dans les prochains jours.
“Je suis curieux de voir ce qui va se passer.” Qui lèvera le doigt, ou qui s’empêchera d’y aller. Ça va être intéressant», souligne Thierry Giasson.
Selon lui, il est probable qu’à la fin de cette période, Justin Trudeau quittera la politique. “Je serais très surpris s’il se présentait comme député”, dit-il.
Pourquoi attendre avant de déclencher des élections ?
Selon les sondages, la plupart des autres candidats potentiels du Parti libéral feraient mieux que Justin Trudeau face à Pierre Poilievre, rappelle Justin Massie.
« Cela crée un peu d’incertitude pour les prochaines élections. Mais pas au point, selon les données dont nous disposons aujourd’hui, d’envisager un autre scénario qu’une élection conduisant à un gouvernement majoritairement conservateur », dit-il.
Une nouvelle personne prendrait donc la place de Justin Trudeau, pour ensuite subir une probable défaite face aux conservateurs peu de temps après. Est-ce vraiment une bonne stratégie ?
« Il quitte son parti dans un désordre complet », raconte Thierry Giasson.
« Il a choisi de partir selon ses propres conditions, mais il est peut-être un peu tard. «C’est beaucoup demander à son parti», ajoute-t-il. « Mais peut-être qu’il a des raisons que nous ne connaissons pas. »
Pour Justin Massie, une meilleure stratégie aurait pu être de déclencher des élections maintenant, sans avoir à choisir un nouveau chef de parti.
“Il aurait pu incarner cette défaite et laisser à son successeur le soin d’engager une transition pour construire un parti d’opposition”, explique-t-il.
Surtout, ce faisant, le pays est resté paralysé pendant plus de deux mois. Justin Trudeau laisse ainsi le Canada en position de faiblesse, selon l’expert, au moment même où Donald Trump s’apprête à reconquérir la Maison Blanche le 20 janvier.
« Deux mois et demi, c’est à la fois une période courte, mais beaucoup trop longue dans ce contexte », ajoute Justin Massie. « L’avenir nous dira si c’était le bon choix. »
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