Quelques jours après mon arrivée à Raqqa en avril 2024, Nour m’a envoyé un message. Eh bien, plutôt une convocation. Elle veut me parler de quelque chose, d’un secret. Bêtement, et sans doute parce que les histoires d’amour me fascinent, j’imagine qu’elle va me dire qu’elle a enfin trouvé un homme à la hauteur de ses attentes. Nour allait se marier et je me voyais déjà invitée à son mariage.
Notre rendez-vous a lieu à l’hôtel de Raqqa où je dors. Un établissement qui vient de rouvrir. Elle arrive pile à l’heure et me demande si on peut aller discuter dans ma chambre. Nour s’assoit sur le lit et me regarde droit dans les yeux avec un sourire narquois.
– Céline, j’ai été arrêtée par le régime Assad en juin. Je pensais que j’allais mourir.
Mon cœur se met à battre plus vite. J’ai peur pour Nour. J’ai peur car j’ai écouté des dizaines de témoignages d’anciens prisonniers du régime d’Assad. Des hommes brisés à vie par des tortures quasi quotidiennes. Je sais aussi que les femmes ne sont pas épargnées. Femmes syriennes violées systématiquement par les hommes de Bachar al-Assad pour terroriser les opposants. Ce type de crime est encore tabou en Syrie, mais le régime ne recule devant rien.
Un bracelet en noyau d’olive
En janvier 2020, alors que je faisais un reportage dans le nord-ouest du pays avec ma collègue journaliste Edith Bouvier, nous avons croisé deux jeunes femmes qui venaient de sortir d’une des prisons de Damas. Pas n’importe laquelle : celle surnommée la « Branche Palestine », gérée par les redoutables services de renseignement syriens, où les deux sœurs ont partagé pendant plusieurs années une cellule de la taille d’un cercueil.
Ce jour-là, assis dans le salon de leur père, leur détresse m’a transpercé le cœur. Le plus jeune restait silencieux sur un fauteuil. L’aîné n’a pas dit grand-chose. De toute façon, nous n’avons pas pu leur poser de questions sur ce qu’ils avaient vécu. Pousser les victimes de l’indicible à se souvenir pour alimenter un reportage, c’est réveiller de profonds traumatismes. Malheureusement, les journalistes l’oublient trop souvent.
Au bout d’une dizaine de minutes, une des sœurs se lève pour nous apporter un cadeau. Elle revient avec, à la main, deux petits bracelets fabriqués à partir de noyaux d’olives. Durant toute sa détention, elle n’avait droit qu’à un seul repas par jour : du riz et des olives. Pour s’occuper l’esprit, elle confectionnait des bracelets en récupérant les noyaux de ces olives. Avec précaution, elle les transperça avec un couteau qu’elle avait caché. Pour les attacher ensemble, elle tirait des fils de ses vêtements. Lorsqu’elle glisse la mienne dans ma main, je halete d’émotion. Une larme coule sur ma joue. L’histoire d’horreur n’a pas besoin d’être verbiée, ce bracelet à lui seul raconte tout.
Vous me connaissez!
Quand Nour me raconte qu’elle a été arrêtée par le régime Assad, je pense immédiatement à ces deux sœurs. Très vite, elle me rassure et se met à rire nerveusement, sentant mon anxiété pour elle.
– Céline, je m’en suis sorti comme toujours. Vous me connaissez! Je vais vous en parler, mais vous ne devriez pas le dire aux habitants de Raqqa car très peu le savent.
Nour n’a pas honte. Nour a peur des traîtres. Ceux qui vivent à Raqqa, mais qui transmettent des informations à Damas. Un voisin un peu trop jaloux ; une connaissance qui cherche à se venger de sa famille, un amant éconduit… En temps de guerre, tout est possible.
Pendant une demi-heure, Nour me racontera son arrestation à l’aéroport de Qamishli, dans le nord-est de la Syrie. C’était en juin 2023. Elle se rendait au Liban pour participer à une conférence avec des jeunes Libanais. Qamishli est gérée par les forces kurdes, mais le régime de Damas contrôle certaines zones de la ville, dont l’aéroport.
Nour, suis-nous
« Quand je suis arrivé au comptoir pour enregistrer mes bagages, un homme est venu vers moi et m’a dit : ‘Nour, suis-nous.’ C’est ainsi que je me suis retrouvé dans un bureau avec trois hommes des services de renseignement du régime Bachar. Ils m’ont interrogé pendant des heures sur ma vie, sur ma famille, sur mes contacts. Et j’ai menti à chacune de mes réponses.
« J’ai dit par exemple que mon père était à la retraite, qu’il ne faisait rien, qu’on n’avait pas d’argent. Ils m’ont demandé d’où venait mon iPhone. Je lui ai répondu qu’un ami me l’avait prêté pour faire de belles photos au Liban. Vous le savez quand on voyage, nous les opposants, on nettoie nos téléphones avant d’aller à l’aéroport, j’avais supprimé toutes les applications comme Whatsapp, Facebook, Instagram mais j’ai fait une erreur : je n’ai pas supprimé mon répertoire. Ils ont tout regardé et j’ai encore menti. Je les ai suppliés de me croire.
« Ils avaient une fiche d’information très précise sur moi avec beaucoup de détails sur les personnes que je voyais en ville. Les gens leur donnent des informations ici à Raqqa ! Il y avait aussi le nom de mon frère et de mon père, mais je leur ai dit que ce n’était pas ma famille. Qu’ils s’étaient trompés de personne. Je leur ai juré que ma famille n’était pas contre le président Bachar al-Assad.
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