Terry Whitehat scrute d’un regard pensif le paysage majestueux, digne d’une carte postale. Face à lui, un gigantesque canyon s’étend à perte de vue. Plus au sud, d’innombrables falaises et pics rocheux rongés par l’érosion forment d’improbables lacets de pierre au milieu des prairies du sud-ouest américain. Autant de monuments géologiques considérés comme sacrés par les Navajos.
C’est ce qu’on appelle la dernière frontière
précise-t-il en parlant de la dernière portion du territoire américain à avoir été cartographiée. C’est magnifique !
Comme tous les membres de sa communauté, Terry Whitehat est très attaché à la terre de ses ancêtres. Il est également très inquiet. Préserver cet environnement et veiller à ce qu’il reste intact est, pour lui, une préoccupation constante. Ce membre de la tribu Navajo n’a toujours pas digéré la décision de Donald Trump en 2017 d’autoriser l’exploitation de l’uranium sur des terres protégées, en l’occurrence le Bears Ears National Monument.
Si Trump est élu, nous souffrirons à nouveau.
Terry Whitehat a eu du mal à digérer la décision de Donald Trump d’autoriser l’exploitation de l’uranium sur des terres protégées.
Photo: Radio-Canada / Jean-François Bélanger
Le quinquagénaire peine à réprimer ses sanglots lorsqu’il aborde la question. Dans la réserve, nous sommes confrontés à une injustice environnementale qui perdure aujourd’hui
explique-t-il, la gorge serrée. Après une longue pause, il ajoute : Beaucoup de gens ici ont souffert à cause de l’uranium.
Ainsi, comme beaucoup de Navajos en Arizona, en Utah et au Nouveau-Mexique, il décida de se battre ; tout faire pour que Donald Trump ne soit pas élu. Nous devons faire quelque chose
explique-t-il en détaillant son implication pour sensibiliser les membres de sa communauté et assurer qu’ils voteront le 5 novembre.
Cet éveil citoyen est de plus en plus visible en Arizona, un État charnière où les Premières Nations entendent se faire entendre lors des élections de novembre.
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Un panneau d’affichage installé par la communauté autochtone de Salt River pour encourager les gens à s’inscrire sur les listes électorales.
Photo: Radio-Canada / Jean-François Bélanger
Le long de l’autoroute 17, au nord de Phoenix, d’immenses panneaux publicitaires envoient un message clair aux électeurs autochtones : Vos grands-parents ne pouvaient pas voter, mais vous pouvez
; Inscrivez-vous pour voter !
En fait, ce n’est qu’en juin 1924 que les membres des premiers peuples des États-Unis obtinrent la citoyenneté américaine, en vertu de l’Indian Citizenship Act du président Calvin Coolidge. Il faudra cependant attendre le milieu des années 1960 pour que leur droit de vote soit reconnu, grâce au Voting Rights Act de 1965.
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Sur tout le territoire de la Nation Navajo, les initiatives se multiplient pour inciter la population à voter.
Photo: Radio-Canada / Jean-François Bélanger
Longtemps ignorés et marginalisés, les peuples autochtones se souciaient peu de la vie politique de leur pays. Cependant, Jaynie Parrish sent que le vent tourne et elle fait tout pour accélérer le mouvement.
À la tête de l’organisation non gouvernementale (ONG) Arizona Native Vote, elle œuvre depuis une douzaine d’années à sensibiliser les membres de sa communauté ; leur apprendre qu’en tant qu’électeurs et citoyens, ils ont des droits et du pouvoir. Tout l’été, elle a mené une tournée des villes et villages de la nation Navajo, distribuant des formulaires d’inscription des électeurs.
Devant une vingtaine de personnes rassemblées au centre récréatif de Kayenta, elle martèle son message, micro à la main : Les marges de vote sont vraiment faibles en Arizona. Nous pouvons donc faire la différence.
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Jaynie Parrish œuvre depuis une douzaine d’années pour pousser les Amérindiens à s’impliquer davantage dans la vie politique de leur pays.
Photo: Radio-Canada / Jean-François Bélanger
Les chiffres lui donnent raison. En 2020, Joe Biden a battu Donald Trump en Arizona par seulement 10 500 voix, soit 0,3 % des voix. Cependant, les autochtones de cet État représentent 5 % de l’électorat.
Nos voix deviennent de plus en plus fortes, non seulement en Arizona, mais dans d’autres États du pays.
Le militant admet cependant que le changement est progressif : Ce n’est pas un sprint, c’est une course de longue distance.
Elle cite les nombreux obstacles auxquels sont confrontés les électeurs autochtones. Elle évoque des problèmes de distance, de langue, de sous-développement et d’éducation, mais aussi de racisme systémique envers les membres des Premières Nations.
Sur scène, entre les prestations musicales d’un groupe local reprenant de grands classiques du rock, Jaynie aborde des sujets qui tiennent à cœur aux populations locales. Le droit à l’avortement mobilise grandement les électeurs, tout comme l’éducation et la préservation des droits et de la culture autochtones. L’environnement est également une question sensible.
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Allie Redhorse Young est convaincue que les autochtones, très attachés à l’environnement, voteront massivement pour le Parti démocrate à l’élection présidentielle.
Photo: Radio-Canada / Jean-François Bélanger
La rencontre avec les électeurs est également précédée d’une collecte des déchets à proximité du centre récréatif. Un sac poubelle à la main, Allie Redhorse Young ramasse sacs de plastique et gobelets en carton emportés par le vent jusque dans les hautes herbes qui entourent le site. A la tête d’une ONG baptisée Protect the Sacred, elle reconnaît que l’attachement à la terre pousse une large majorité d’Autochtones à voter démocrate.
La crainte d’un retour de Trump est réelle parmi les membres de nos communautés
dit-elle. Nous avons constaté une augmentation constante de la participation électorale autochtone depuis 2020. Cette hausse a encore augmenté lors des élections de mi-mandat de 2022, et je prédis que nous verrons des taux records en 2024.
Une plus grande implication dont Jonathan Nez espère bénéficier. Cet ancien président de la nation Navajo entend entrer dans l’histoire en devenant le premier autochtone de l’Arizona élu au Congrès américain en novembre. La circonscription dans laquelle il se présente est composée à 20 % d’Autochtones.
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Jonathan Nez, candidat démocrate, espère entrer dans l’histoire en devenant le premier autochtone de l’Arizona à être élu au Congrès américain.
Photo: Radio-Canada / Jean-François Bélanger
Il courtise activement cet électorat. Je pense que le simple fait que les gens de cette circonscription voient un candidat qui leur ressemble, qui vient de leur communauté, est une grande Source d’inspiration pour voter.
dit-il.
Jonathan Nez ne manque pas une occasion de rappeler que voter est un privilège, comme lors d’une journée dédiée à les locuteurs de code Navajos, les célèbres opérateurs radio de la Seconde Guerre mondiale, dont la langue était inconnue des Allemands.
Ces personnes ont consenti de lourds sacrifices, parfois même au prix de leur vie, pour défendre les libertés dont nous jouissons aujourd’hui dans notre grand pays. Et le droit de vote en fait partie. Alors il faut voter !
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Jonathan Nez rappelle que les peuples autochtones doivent beaucoup aux vétérans Navajo de la Seconde Guerre mondiale qui se sont battus pour obtenir le droit de vote.
Photo: Radio-Canada / Jean-François Bélanger
Il s’efforce également de créer des ponts avec d’autres électeurs de la circonscription qui le connaissent moins. L’homme ne manque jamais une occasion de rappeler aux Américains, grâce aux anciens combattants Navajo, que les Amérindiens ont finalement obtenu le droit de vote.
Il concède toutefois que le vote n’est pas gagné d’avance. Loin de là.
Car les défis restent nombreux. Le territoire à couvrir est très vaste et peu peuplé. Le 2e district couvre la moitié de la superficie de l’Arizona, et sa division rassemble des populations qui ont peu de points communs.
La distance et l’éloignement sont autant d’obstacles auxquels sont confrontés les électeurs des Premiers Peuples. Beaucoup d’entre eux doivent conduire deux heures pour se rendre au centre de services le plus proche pour s’inscrire sur les listes électorales ou au bureau de vote.
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Le territoire de la nation Navajo s’étend sur trois États américains : l’Arizona, l’Utah et le Nouveau-Mexique.
Photo: Radio-Canada / Jean-François Bélanger
Toutefois, les barrières administratives sont souvent les plus difficiles à surmonter. La réserve de la Nation Navajo s’étend sur trois États : l’Arizona, l’Utah et le Nouveau-Mexique, une situation qui pose souvent problème lorsque vient le temps pour les électeurs de prouver leur résidence. D’autant plus que les gens qui vivent dans une réserve n’ont souvent pas d’adresse physique.
C’est l’un des plus gros obstacles, admet Jaynie Parrish. Il n’y a pas d’adresse comme « 123 Sesame Street » ici. C’est plutôt comme si j’habitais à 800 mètres de la route 10, près du garde-bétail devant le grand arbre, vous savez. C’est ainsi que nous décrivons l’endroit où nous vivons.
Terry Whitehat est régulièrement aux prises avec ce problème. Il vit près de Navajo Mountain, dans l’Utah, mais son bureau de poste le plus proche, et donc son code postal, se trouve en Arizona… tout comme son permis de conduire.
Nous n’avons pas créé ces frontières ; ils étaient attirés par des gens venus d’Europe, dit-il avec exaspération. Et maintenant, nous devons vivre avec ces limites administratives qui nous causent beaucoup d’inquiétude et nous rendent la vie très difficile.
Cela a un impact sur notre capacité à voter. Et je vais aller un peu plus loin : c’est une forme de privation de nos droits.
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Terry Whitehat devant le bureau de vote pour lequel il s’est battu.
Photo: Radio-Canada / Jean-François Bélanger
Terry Whitehat est également convaincu que certains obstacles administratifs sont délibérément créés pour limiter le droit de vote des premiers peuples. Il cite en exemple la décision des autorités républicaines de l’Arizona et de l’Utah de fermer plusieurs bureaux de vote sur des territoires indigènes, obligeant les électeurs à voter par correspondance ; discrimination, aux yeux de Terry Whitehat.
Comme beaucoup de membres de sa communauté, il ne fait pas confiance aux autorités et préfère exercer son devoir civique en personne, pour s’assurer que son vote sera pris en compte.
Piqué au vif, il décide donc de porter l’affaire devant la justice, qui finit par lui donner raison et ordonne que son bureau de vote soit ouvert le jour du scrutin.
C’est donc avec une grande fierté qu’il glissera son bulletin dans l’urne le 5 novembre prochain. Pour remplir son devoir de citoyen… mais aussi et surtout pour réaffirmer les droits des Premières Nations américaines et protéger leurs territoires sacrés.
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