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Un voisin qu’on ne connaît pas très bien

(Washington) Portland, Oregon, ou Portland, Maine, Phoenix, Milwaukee ou Charlotteville, le décor change, mais c’est partout la même banlieue commerciale. Les mêmes quatre rues, plus celle du milieu pour tourner à gauche vers les mêmes Walmart, Target, Burger King, Waffle House, Taco Bell, Starbucks ou Chick-fil-A.

“Nous connaissons l’Amérique, nous sommes chez nous”, dit Dean Moriarty à Sal, dans Sur la routelors d’une de leurs folles traversées du pays. « Je peux aller n’importe où en Amérique et avoir ce que je veux, c’est pareil partout, je connais les gens, je sais ce qu’ils font. »

J’ai déjà eu ce sentiment. Mais plus je me promène, moins je suis capable de parler de manière générale de ces gens qu’on appelle « les Américains ». Chaque semaine, de petites bombes à fragmentation brisent ce que je pensais savoir. Je rassemble constamment les morceaux pour essayer de reconstituer mentalement une image globale qui tient ensemble…

Le train quitte la gare Union, Washington, à 16 h 05 et arrive 20 heures plus tard à Milwaukee.

Trois mois plus tard, cela semble être une idée de voyage stupide, et ça l’était. Surtout si vous n’avez pas de couchette et que vous allez couvrir une convention politique dans le Midwest.

J’ai parfois des enthousiasmes irrationnels qui m’entraînent vers des chemins plus ou moins standards pour « rencontrer des gens ».

Aux États-Unis, hormis le très fréquenté corridor Boston-Washington, ce moyen de transport est considéré comme totalement peu glamour, inefficace et ringard. C’est ce qui m’a attiré : la lenteur, les clients ordinaires, les contrôleurs avec la casquette et le ticket papier qu’ils attachent à votre siège, les agitations, les sifflements qui vous réveillent dans le cas improbable où vous dormiez, les noms des stations : Harpers Ferry, Virginie occidentale ; Connellsville, Pennsylvanie ; Elyrie, Ohio ; South Bend, Indiana…

Il faisait déjà nuit et je cherchais un endroit où dormir lorsqu’une vingtaine d’Amish sont montés à bord, quelque part en Pennsylvanie. Le matin, alors que les champs de l’Ohio allumaient leurs lumières, je me retrouvais au café à côté de l’un d’eux, un jeune père de cinq enfants. Il était allé rendre visite à un cousin en Pennsylvanie et retournait dans sa communauté du Minnesota. Il y a là-bas un centre de santé mentale pour les Amish. Il ne vote pas. Il n’y a pas d’électricité. Porte des vêtements faits à la main, comme au XVIIIe sièclee siècle. Comme il travaille à l’atelier de réparation de charrettes, il voit beaucoup de clients « extérieurs » et a une idée des candidats à la présidentielle. Il a entendu dire que Trump était meilleur. Deux de ses frères (sur onze enfants) ne sont plus dans la communauté, mais ils se voient toujours.

Ce qui m’a le plus frappé n’est pas la description d’un mode de vie « intemporel », mais la douceur et le rythme de sa voix. Il m’a raconté au ralenti la vie des champs et de l’artisanat, détaché du tumulte de la vie politique et de la modernité.

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PHOTO MICHAEL F MCELROY, ARCHIVES DU NEW YORK TIMES

Il y a environ 400 000 Amish aux États-Unis.

Avec leurs chapeaux ronds ou leurs écharpes dans leur charrette à cheval au bord des routes nationales, les 400 000 Amish sont la survivance exotique des premières vagues d’immigration européenne en Pennsylvanie. Comme d’autres groupes arrivés au XVIIe sièclee et 18e Pendant des siècles en Pennsylvanie, ils ont fui la guerre et les persécutions religieuses en Europe et sont venus fonder ici une société idéale. Pacifistes, anti-esclavagistes, ils se sont largement tenus à l’écart des conflits armés.

Mais ils sont aussi la version visible à l’œil nu d’un des courants fondamentaux de ce pays : le désir de vivre libre du gouvernement. Être laissé seul.

En avril, au début de mon séjour ici, je suis allé dans le Montana rencontrer le fils du fondateur d’une milice d’extrême droite. Dakota Adams se présente pour le Parti démocrate local. Il m’a raconté la vie paranoïaque que son père faisait vivre à sa famille, se préparant à une éventuelle attaque du gouvernement fédéral et à une sorte de fin du monde dans une explosion de violence.

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PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE ARCHIVES

Dakota Adams

Son père, Stewart Rhodes, purge une peine de 18 ans de prison pour avoir participé à l’assaut du Capitole avec ses « Oath Keepers ».

Ces milices armées d’extrême droite sont marginales, mais ce n’est pas seulement pour profiter de terrains isolés dans les montagnes que plusieurs se sont implantées dans le Montana, l’Idaho et l’État de Washington. Cette immense portion de l’Ouest « lointain », développée autour des opérations ferroviaires et minières, conçoit depuis un siècle une méfiance viscérale à l’égard du gouvernement fédéral.

Dans ce même Etat très républicain, le plus « blanc » des 50 de l’Union (0,5 % de noirs), le très populaire maire de la capitale est un réfugié africain arrivé du Libéria il y a 32 ans.

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PHOTO JULIA NIKHINSON, ARCHIVES REUTERS

La structure en acier du pont Francis Scott Key repose sur le porte-conteneurs Dalídans le port de Baltimore.

De l’autre côté du pays, un pont s’est effondré à Baltimore, tuant six travailleurs latino-américains.

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PHOTO MARK SCHIEFELBEIN, ARCHIVES ASSOCIED PRESS

Un ouvrier du bâtiment hondurien prend la parole lors d’une veillée organisée par CASA pour les victimes de l’effondrement du pont à Baltimore.

Ce port majeur transite par des méga-conteneurs chargés d’automobiles du Mexique ou de l’Alabama, du bois du Brésil, de la Chine ou du Canada, de l’aluminium du Québec, des céréales, du sucre, bref tout ce que la mondialisation transporte à travers le monde.

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PHOTO STEPHANIE SCARBROUGH, ARCHIVES PRESSE ASSOCIÉE

Le gouverneur du Maryland, Wes Moore, lors d’une conférence de presse le 24 septembre.

J’ai assisté à l’une des conférences de presse hebdomadaires du gouverneur du Maryland, Wes Moore, ancien militaire et universitaire de Rhodes qui n’a pas dit son dernier mot politique, et ce n’est pas pour rien qu’il était l’un des orateurs de la convention démocrate. Il a projeté une image imposante jusqu’à la réouverture complète du port le 12 juin.

Cela a également permis à une partie du pays de réaliser ceci :

Plus d’un quart de la main-d’œuvre américaine du secteur de la construction est composée d’immigrants récents originaires du Mexique ou d’Amérique du Sud. Certains sont entrés dans le pays sans demander la permission. Ils n’empoisonnent pas le sang de la nation, comme le dit Donald Trump ; ils réparent le pays et font battre son cœur économique.

Pourtant : les sans-papiers du Salvador ou du Honduras que je rencontre à Little Havana, à Miami, me disent que Trump est leur homme. Trump est égal à la richesse, est égal au succès. Les expulsions massives promises par le candidat républicain ne sont pas pour eux, elles sont pour les criminels, et bon débarras…

Ce pays que l’on croit si bien connaître refuse de se résumer à des catégories sociologiques.

 
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