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Arivaca, ville frontalière | La presse

(Arivaca, Arizona) Vigilants, miliciens, n’entrez pas ici, vous n’êtes pas les bienvenus, indique l’affiche à l’entrée du restaurant-bar La Gitana.

Ce n’est pas une opinion politique, mais plutôt l’écho d’une tragédie qui a secoué à jamais Arivaca, une ville isolée de 700 âmes plantée au milieu du désert du sud de l’Arizona, dont autant n’être dite nulle part.

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PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Les vigilants et les miliciens ne sont pas les bienvenus à La Gitana

Le 30 mai 2009, à l’aube, une femme et deux hommes membres du Minutemen American Defence, ou MAD, sont entrés dans la maison de Raul Flores. Ces justiciers nationalistes prétendent protéger la frontière, mal défendue selon eux par les agents fédéraux contre les trafiquants et les migrants. Le Mexique est à une trentaine de kilomètres, et si l’on est assez courageux, fou ou désespéré, il existe un moyen de se frayer un chemin à travers les montagnes dans l’air tantôt brûlant, tantôt glacial.

Les « Minutemen » se sont présentés ce matin-là à la porte de Flores, qu’ils soupçonnaient d’être le contact américain du cartel de Sinaloa. Le raid punitif devait être utilisé pour saisir de la drogue et de l’argent destiné à financer le « MAD ».

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PHOTO JOSHUA LOTT, ARCHIVES DU NEW YORK TIMES

La maison où Raul Flores et sa fille Brisenia ont été tués en 2009

” Police, ouvrez, nous savons que vous cachez des fugitifs… »

Florès ouvrit. Les trois justiciers n’ont rien trouvé. Ils ont tiré sur Flores à bout portant. Sa fille de 8 ans criait trop fort. Ils l’ont tuée aussi. Gina Marie Gonzalez, la mère, a survécu en faisant le mort après avoir été abattue à trois reprises.

Le trio a été reconnu coupable de meurtre en 2011.

Quinze ans après, c’est un sujet que nous préférons encore éviter. Mais chacun ici est un peu obligé d’avoir une opinion sur la frontière.

Je m’installe au restaurant-bar La Gitana. Zoé me sert un plat de cacahuètes décortiquées. À côté de moi, Ron Dennis, 65 ans, a l’air de se noyer un peu, mais je ne sais pas si c’est dans Bud Light ou dans les yeux bleus de Zoe.

“D’où viens-tu, Zoé?”

– Hawaï, répond la femme aux tatouages, en préparant deux Ilegal Mezqual.

– Pourquoi voudrait-on quitter Hawaï ?

– Mon mari a été envoyé dans un pénitencier fédéral en Arizona, alors je l’ai suivi… »

Le dernier travail de Ron consistait à installer le mur frontalier en 2020.

« J’ai travaillé toute ma vie dans la machinerie lourde, les gros chantiers, les routes, tout ça. Mais ça, oh mon seigneurc’est le travail le plus intéressant mais le plus dangereux que j’ai jamais eu dans ma vie. D’ailleurs, c’est là que je me suis blessé. »

Il m’explique le dynamitage, pour construire des routes carrossables sur des pentes raides le long du futur mur.

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PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Ron Dennis

Il a fallu couper 15, 20 mètres de montagne… C’était fou. Nous avons pris le remblai et rempli les canyons. C’est un terrain compliqué. Il y avait les Forces Spéciales, les Navy Seals, et du côté mexicain, les coyotes [passeurs] qui nous a regardé…

Ron Dennis

Il boit une gorgée, puis me lance ceci :

« Nous avons vu beaucoup de bébés morts. Huit. C’est dévastateur, laissez-moi vous dire que… »

Il fait une pause, parle de plus en plus doucement. Ses yeux sont mouillés.

« Des petits gars, 4, 5, 6 ans… pieds nus, par 110 degrés [43 degrés Celsius]. Ils sont sortis de nulle part. J’ai sauté de ma machine pour leur donner de l’eau… Je leur ai dit : ne buvez pas vite… Ne buvez pas trop vite ! Nous en avons perdu huit… Ils étaient épuisés. Hé, j’ai des petits-enfants de cet âge, ça m’a brisé le cœur. je n’en ai jamais vu Patrouille frontalière pleurer avec ma vie, mais là, le surveillant, je l’ai vu pleurer. J’essaie de ne pas y penser. Un jour, il y avait un enfant de 6 ans. Le policier lui a demandé : « Où est ta mère ? Il a dit : « Des hommes méchants l’ont enlevée, ils lui font du mal. » « Comment es-tu arrivé ici ? » «Des hommes méchants m’ont amené ici…».

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PHOTO ERIN SCHAFF, ARCHIVES DU NEW YORK TIMES

Le mur à la frontière mexicaine près d’Arivaca, en Arizona

« C’est ce que les gens de la ville ne comprennent pas à propos de la frontière. Ce n’est pas joli. Les passeurs sont des tyrans.

« Quand nous retrouverons la force de notre pays, il y aura des tonnes d’agents. Je m’en fiche si c’est Trump, je ne l’aime pas plus que je ne le devrais. Mais ça ne peut pas continuer ainsi.

– Mais on ne peut pas mettre un agent tous les trois mètres, Ron ?

– Oui je sais… “

Alan Wallen marche pieds nus dans les allées de l’épicerie.

Avec son air vaguement hippie et son phrasé zen, on dirait effectivement qu’il sort tout droit d’un poulailler du Vermont.

“J’ai grandi à Arivaca et j’ai pratiqué l’agriculture biologique pendant 15 ans, mais à un moment donné, j’ai décidé de trouver un vrai travail”, raconte cet homme de 56 ans en s’asseyant à l’ombre d’un mesquite. C’est lui qui fournit des services informatiques à presque tout le monde ici.

« Les frontières sont une relique du passé, les rois ont trouvé le moyen de dire en traçant des lignes : ce sont eux les mauvais, nous sommes les bons. Il faut aller les combattre. Nous avons une technologie qui couvre le monde, pourquoi pas une politique qui couvre le monde ? C’est une chimère, je sais, mais j’ai le droit de rêver. »

À l’école primaire, la plupart des élèves venaient du Mexique et traversaient la frontière pour poursuivre leurs études.

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PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESS.

Alan Wallen

J’ai grandi avec des Mexicains et des Latinos. Nous traversions constamment. Tous les ranchs avaient des sentiers.

Alan Wallen

Lorsque le maïs américain fortement subventionné a inondé le marché mexicain, surtout après l’Accord de libre-échange nord-américain, des milliers de petites exploitations ont fait faillite au Mexique.

« C’est la pauvreté qui attire les gens ici et la plupart des problèmes de migration sont dus aux politiques du gouvernement américain », dit-il.

« Il y a toujours eu des migrants. Ils marchent dans la rue. Ils frappent à la porte pour avoir de l’eau, de la nourriture, des médicaments. Ils ont une cheville foulée, un membre cassé. Lacérations. Le mur est totalement inutile. Comme l’a dit l’ancienne gouverneure Janet Napolitano : Montrez-moi un mur de 40 pieds et je vous montrerai une échelle de 41 pieds.

« La construction du mur a détruit des centaines de milliers d’acres de magnifiques terres sauvages. La faune est désormais bloquée. Notre écosystème est perturbé. »

Barbara Stockwell enseigne depuis longtemps à des étudiants en difficulté à Arivaca.

« Presque tous les étudiants venaient du Mexique pour apprendre l’anglais. Les enfants s’entendaient bien, ils jouaient au baseball, prenaient des cours de danse folklorique mexicaine… Mais c’est devenu dangereux. Les cartels se sont installés à la frontière et la drogue afflue en permanence. D’anciens étudiants ont été emprisonnés. »

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PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Barbara Stockwell

Elle a voté démocrate jusqu’à la première élection d’Obama. Puis j’ai changé de camp à cause de cela.

« Nous devons fermer le mur et le maintenir étanche », a-t-elle déclaré, vêtue de son t-shirt Trump.

Alan m’a mis en contact avec son ami RD. « Il pense tout le contraire de moi, mais nous sommes néanmoins amis. »

RD est en train de creuser un trou avec sa pelleteuse, mais il me laisse quelques minutes.

« Je ne suis pas anti-migrants et encore moins anti-Mexicain. Nous sommes une nation d’immigrants. Mais cela doit se faire légalement, avec des vérifications. J’ai vu des gens arriver avec des sacs de drogue. La frontière doit être fermée, le mur achevé et l’entrée contrôlée. Il y a des gens qui veulent nous tuer, point barre. Le 11 septembre l’a prouvé. »

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PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

DR

Lorsque j’étais secouriste, 70 % de nos appels provenaient de personnes au bord de la déshydratation. J’ai vu des gens mourir. J’ai soigné des femmes et des enfants déshydratés qui avaient bu dans des étangs à vaches. J’ai soigné des blessures par balle. J’ai vu des corps d’ici jusqu’à 10 mètres, jetés d’un camion plein de migrants qui s’était écrasé en fuyant la patrouille… Ça n’a pas de sens, tout ça.

DR

Son collègue, George Huesler, 36 ans, a changé d’avis à propos du mur depuis qu’il a frôlé la mort lors d’une randonnée. Coup de chaleur. Il a ressenti ce que tant de gens rencontrés sur les routes d’ici ont vécu.

« Mon patron, un éleveur, était un fervent républicain. À un moment donné, sa femme nous appelle, paniquée. Elle avait tiré son 38 dans un buisson. Il y avait un pauvre migrant paniqué. Le gars était figé, il tremblait. Il nous a dit qu’il était policier au Salvador. Que les gens là-bas allaient tuer sa femme, ou l’avaient déjà tuée, ainsi que son fils s’il n’envoyait pas d’argent. On pouvait voir sur son visage qu’il ne racontait pas d’histoires. Il me suppliait de ne pas appeler la patrouille, mais c’est illégal et la femme du patron avait déjà appelé… Il pleurait. »

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PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Georges Huesler

Cette partie du sud de l’Arizona a voté massivement pour Joe Biden en 2020, contribuant à sa mince victoire par 10 457 voix dans l’État.

Mais c’était avant les plus grandes vagues migratoires de ces dernières années, notamment celle de 2023.

L’élection de cette année pourrait être décidée par quelques centaines de voix en Arizona, et à Arivaca, personne ne peut prédire qui gagnera.

 
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