Pour soutenir l’Ukraine dans sa guerre contre la Russie, qui a rattaché successivement la Crimée à son territoire en 2014, puis quatre oblasts en 2022 (Donetsk, Kherson, Louhansk et Zaporizhia), l’Union européenne a pris un très grand nombre de sanctions. Celles-ci visent à affaiblir l’économie russe pour rendre la guerre plus difficile à financer. Elles couvrent des domaines variés : gel de certains avoirs ; des restrictions sur les achats de dette souveraine russe et sur les flux financiers en provenance de Russie ; exclusion de certains établissements bancaires russes de la messagerie sécurisée SWIFT ; interdiction des exportations et importations de certains biens vers et depuis la Russie (armes légères, avions et équipements associés, biens à double usage, biens, matériaux de haute technologie, etc.) ; embargo sur l’or; exclusion des médias russes, etc. Les sanctions les plus lourdes sont toutefois celles qui visent le gaz et le pétrole russes.
Selon le Figaro« Les importations de gaz en provenance de Russie sont passées de 45 % en 2021 à moins de 15 % aujourd’hui ». Deux des quatre gazoducs qui approvisionnaient l’Europe en gaz russe sont coupés : Nord Stream (via la mer Baltique) et Yamal (via la Pologne). Il ne reste que Brotherhood (via l’Ukraine), mais qui fonctionne lentement, ainsi que Turk Stream (via la Turquie). Le graphique récapitulatif réalisé par Statista est éloquent.
L’embargo décidé par l’UE sur le pétrole brut importé de Russie par voie maritime est terminé. Il s’agit d’une décision majeure puisque l’UE renonce à 90 % des volumes de pétrole russe qu’elle importait avant la guerre (seules les importations par pipeline ont été maintenues).
On discute beaucoup aujourd’hui de l’effet économique de ces sanctions. Si les experts sont divisés, il est cependant difficile de soutenir qu’ils ont pleinement réussi. En effet, après un premier choc qui s’est manifesté par une légère récession en 2022 (-1% du PIB), l’économie russe s’est adaptée et la croissance s’est établie à 4% en 2023 et devrait être d’un niveau similaire cette année. Malheureusement, ces sanctions ont eu des effets autres qu’économiques, notamment des effets négatifs – ceux-ci sont incontestables – sur l’environnement. Longtemps réduites au silence pour des raisons politiques, il est temps de les prendre en considération alors que la guerre s’enlise. Ces effets sont l’une des conséquences indirectes et imprévues des sanctions énergétiques.
Après s’être détournée du gaz russe, l’UE a dû s’adapter. Elle utilisait largement le gaz naturel liquéfié (GNL), transporté par bateau. Ses achats de GNL ont dépassé les 170 milliards d’euros en 2022 et 2023, selon une étude du groupe de réflexion américain IEEFA (Institute for Energy Economics and Financial Analysis). Près de la moitié de ses importations (75 milliards d’euros) provenaient des États-Unis. Le problème n’est pas seulement que le GNL est près de 40 % plus cher que le gaz russe livré par gazoduc. Selon Alexandre Joly, responsable de la division énergie Carbone 4, le GNL américain est aussi « une très mauvaise idée pour le climat ». Les résultats de l’étude très minutieuse et détaillée qu’il a menée sont accablants.
Premièrement, le transport du GNL nécessite beaucoup plus d’énergie que le gaz transporté par gazoduc. Liquéfier le gaz pour le transporter par méthanier, et le regazéifier dans les terminaux méthaniers des pays de destination consomment en moyenne deux fois plus d’énergie pour la même quantité de gaz transportée sur un kilomètre qu’un gazoduc. À cela s’ajoute le fait que le GNL vient de bien plus loin : de 8 000 à 11 000 km pour les États-Unis, le Qatar et le Nigeria, alors que Nord Stream ne mesure que 1 230 km. Ces deux effets combinés signifient que porter suis3 Le transport de GNL américain par bateau nécessite près de 20 fois plus d’énergie que le transport du GNL américain.3 du gaz russe par gazoduc ! Cela donne une idée de l’ampleur du gaspillage énergétique et des émissions de carbone quand on considère que, selon le journal Le monde« le fret maritime est l’un des plus gros émetteurs de CO2 » !
Deuxièmement, même en laissant de côté la question de son acheminement, le GNL américain est intrinsèquement nocif pour l’environnement, car il provient à 79 % de gaz de schiste à haute teneur en carbone. Nous savons désormais à quel point l’extraction du gaz de schiste est problématique. Ce gaz est distribué de manière diffuse dans la roche mère, contrairement au gaz conventionnel, et il faut dépenser beaucoup plus d’énergie pour fracturer la roche et la récupérer. Non seulement le procédé nécessite d’énormes quantités d’eau mélangée à des produits chimiques, mais il provoque de nombreuses fuites de méthane si bien qu’à terme l’extraction du gaz de schiste génère entre 1,5 et 4 fois plus d’émissions de gaz à effet de serre que l’extraction classique du gaz… TTous ces effets combinés (extraction, liquéfaction, transport par bateau sur de longues distances, regazéification à l’arrivée) font du GNL américain consommé en Europe une énergie presque aussi émissive que le charbon ! Toujours selon l’étude d’Alexandre Joly, « l’empreinte carbone du GNL américain équivaut à 85 % des émissions de charbon pour la même quantité d’énergie consommée. »
Les sanctions européennes contre le gaz russe ne sont pas les seules à avoir des effets négatifs sur l’environnement. C’est également le cas de ceux qui s’opposent au transport maritime du pétrole. L’embargo sur le brut russe décidé en 2022 s’est accompagné d’une mesure visant à plafonner son prix à 60 dollars le baril. Dans le même temps, les compagnies occidentales se voient interdire de fournir des services, notamment du transport maritime et de l’assurance ou de la réassurance des pétroliers, permettant la livraison de pétrole vendu au-dessus de 60 dollars. Ce mécanisme mis en place à la hâte par l’UE, les États-Unis et leurs alliés n’a pas bien fonctionné. Elle a notamment eu deux effets majeurs et regrettables : la formation de ce que les journalistes appellent une « flotte fantôme » et une diminution du niveau de contrôle exercé sur les navires qui la composent.
La Russie est le deuxième exportateur de pétrole brut (après l’Arabie Saoudite). Son exclusion du marché pétrolier ne pouvait se faire sans avoir de graves conséquences économiques à l’échelle mondiale (pénurie, inflation…). Dès que Vladimir Poutine a signé un décret interdisant la vente de pétrole russe aux pays appliquant ce mécanisme de plafonnement et que les grandes compagnies maritimes occidentales ne pouvaient plus transporter de pétrole russe, il était inévitable qu’une flotte clandestine alternative se forme. Cette dernière dispose actuellement de plus de 600 pétroliers transportant du pétrole russe vers des pays n’appliquant pas de sanctions, notamment la Chine et l’Inde.
Si ce contournement des sanctions est regrettable, il n’est pas en soi dangereux pour l’environnement.. Ce qui le rend dangereux, c’est que les pétroliers de cette flotte clandestine sont moins contrôlés que ne l’étaient les pétroliers qui transportaient du pétrole russe avant 2022. Cette baisse de contrôle est due à une dégradation des conditions d’assurance. En effet, le prix des cargaisons, généralement protégés par des accords de confidentialité, est difficile à vérifier. Les grands assureurs occidentaux ont donc quitté le marché, craignant d’enfreindre les sanctions contre leur gré. Dans le meilleur des cas, ces grands assureurs ont été remplacés par des assureurs russes de taille comparable, comme Ingosstrakh, qui maintiennent un bon niveau de contrôle sur les navires et apportent de solides garanties en cas d’incident. Dans d’autres cas, les compagnies maritimes font appel à de petites compagnies d’assurance nouvellement créées et mal capitalisées. Selon Politiqueles pétroliers « je n’ai alors pas d’assurance crédible ». Il arrive même que, face à la difficulté de trouver des assureurs disposés à les couvrir, les compagnies maritimes renoncent purement et simplement à s’assurer. Toujours selon PolitiqueLes dommages environnementaux dus à ces navires mal entretenus et mal assurés, voire pas du tout, commencent à être constatés. Les images satellite montrent certains navires » laissent une traînée de pollution dans leur sillage »…
Bien sûr, l’UE doit soutenir l’Ukraine injustement attaquée par la Russie, mais cela doit-il se faire au détriment de l’environnement et selon une logique de court terme ? R.Notons à ce propos que la construction de terminaux méthaniers pour accueillir le GNL américain en Europe représente des investissements très lourds que les financiers voudront à tout prix rentabiliser. L’Allemagne, dans quoi La Tribune la décrit comme une « course effrénée », en a déjà construit plusieurs. C’est ainsi que, depuis des décennies, d’importantes émissions de carbone, liées à la consommation de GNL, sont « bloquées » dans ces infrastructures fossiles. Ici, on ne peut que constater avec consternation que le mal est fait. La seule chose que l’on peut espérer, c’est qu’à l’avenir, si la guerre entre la Russie et l’Ukraine devait se prolonger, les conséquences écologiques d’éventuelles nouvelles sanctions seront mieux prises en compte par les responsables européens qui les édictent. .