L’effondrement de deux barrages a provoqué de très graves inondations dans la ville de Derna, dans l’est de la Libye. Des milliers de personnes restent portées disparues.
Une semaine après les inondations meurtrières en Libye, « deuxième crise dévastatrice » va-t-il toucher la région de Derna ? « Les autorités locales, les agences humanitaires et l’équipe de l’Organisation mondiale de la santé sont toutes préoccupées par le risque de propagation de maladies, notamment l’eau contaminée et le manque d’hygiène. »a prévenu l’ONU, lundi 18 septembre.
Huit jours plus tôt, la ville d’environ 100 000 habitants avait été dévastée par des pluies torrentielles provoquées par la tempête Daniel et l’effondrement de deux barrages. Au moins 3 000 personnes sont mortes, selon un dernier bilan qui pourrait encore s’alourdir, avec des milliers de personnes portées disparues. « La plupart des victimes auraient pu être évitées » a dénoncé jeudi Petteri Taalas, directeur de l’Organisation météorologique mondiale (OMM). Le météorologue a ciblé l’instabilité politique du pays, divisé entre une administration reconnue par l’ONU à l’Ouest, à Tripoli, et un autre gouvernement à l’Est, lié au maréchal Khalifa Haftar.
La ville de Derna a longtemps été stigmatisée par les autorités
La ville de Derna est située à l’est du pays, sous le contrôle du maréchal Khalifa Haftar et de l’armée nationale libyenne. Avant même la division du pays suite à la chute du régime de Mouammar Kadhafi en 2011, « il y avait une culture de haine de Derna de la part de l’État », souligne auprès de franceinfo Jalel Harchaoui, chercheur associé au Royal United Services Institute. Le chercheur, spécialiste de la Libye, rappelle qu’une partie de la ville a été historiquement contestataire, intellectuellement insoumise, et qu’elle a aussi « a accueilli certains des islamistes politiques les plus radicaux » dans les années 1990, ce qui a conduit à une dure répression de la part du gouvernement.
“Derna est une ville qui a constamment défié Kadhafi, c’est pourquoi il l’a puni très sévèrement”. poursuit avec la BBC Hani Shennib, président du Conseil national sur les relations entre la Libye et les États-Unis. A ses yeux, la ville est victime de plusieurs décennies de mépris et de négligence de la part des autorités. « La ville s’est progressivement érodée : pas d’écoles, des hôpitaux en très mauvais état, des infrastructures négligées… Et cela a continué après la révolution » en 2011, ajoute-t-il.
Le régime de Kadhafi “n’a pas dépensé en maintenance” infrastructures, notamment à Derna, et “la division ajoutera encore plus d’aberrations”, développe Jalel Harchaoui. « La haine de Derna continue avec Haftar »estime le chercheur.
« Dans ce contexte, nous n’allons pas réserver des centaines de millions d’euros pour les habitants de Derna. Nous ne les envisageons pas.
Jalel Harchaouisur franceinfo
Après l’arrivée des jihadistes du groupe État islamique En 2014, Derna a également subi un long siège de la part des troupes du maréchal Haftar, jusqu’à leur assaut et la prise de la ville côtière en 2019.
---Les deux barrages affaiblis n’avaient pas été entretenus depuis des décennies
Dans ce contexte, les deux barrages qui se sont effondrés à Derna, construits dans les années 1970, ont fonctionné pendant des décennies sans être correctement surveillés et entretenus. Selon le procureur général libyen Al-Seddik Al-Sour, des fissures avaient été signalées dès 1998. En 2000, toujours selon le procureur, un bureau d’études italien confirmait l’existence de ces fissures et conseillait la construction d’un troisième barrage. Toutefois, les réparations n’ont été prévues qu’en 2007 et n’ont débuté qu’en 2010, avant d’être suspendues dans le contexte de la révolution de 2011. Dix ans plus tard, la cour des comptes libyenne parlait de « tergiversations » concernant la reprise du travail.
Pourtant, les alertes se sont multipliées au fil des années. Il y a moins d’un an, en novembre 2022, l’ingénieur et chercheur libyen Abdel-Wanis Ashour mettait en garde contre un possible “catastrophe” en cas de manque d’entretien des barrages. Avec la force de la tempête Daniel et ses pluies torrentielles, “aucun barrage n’aurait pu retenir une telle quantité d’eau”, juge sur franceinfo Patrick Haimzadeh, spécialiste de la Libye et ancien diplomate. Pour Jalel Harchaoui, les projets de maintenance et la volonté de vérifier les infrastructures auraient cependant pu limiter l’ampleur de la catastrophe.
Le système d’alerte est désorganisé
Peu avant ces inondations meurtrières, le centre météorologique national libyen avait émis de premières alertes de fortes pluies et d’inondations, sans toutefois signaler le danger lié à l’état des barrages, précise l’Organisation météorologique mondiale. Le centre libyen « fait face à des lacunes importantes dans ses systèmes d’observation. Ses systèmes informatiques ne fonctionnent pas bien et il y a une pénurie chronique de personnel (…). Toute la chaîne de gestion des catastrophes et de gouvernance est perturbée. »estime son directeur, Petteri Taalas.
« La fragmentation des mécanismes nationaux de gestion et d’intervention en cas de catastrophe a exacerbé l’énormité des défis, tout comme la détérioration des infrastructures. »
Petteri Taalaslors d’un point de presse
Pour Petteri Taalas, sans ces dysfonctionnements, les institutions « Nous aurions pu émettre des avertissements et les services de gestion des urgences auraient pu évacuer les gens, et nous aurions pu éviter la plupart des victimes. »
Les autorités de l’Est sont également accusées d’avoir imposé un couvre-feu à l’approche de la tempête Daniel, rapporte l’Associated Press. Des habitants affirment avoir reçu des SMS les invitant à rester chez eux, ce que confirme également Jalel Harchaoui. Selon le chercheur, le maire de Derna a personnellement appelé la population à évacuer, mais le message contredisait les SMS reçus par les habitants, créant un “confusion”. L’administration de l’ouest de la Libye a également “beaucoup de responsabilités”en n’ayant pas suffisamment informé la population du danger, poursuit le spécialiste.
La situation politique actuelle peut-elle influencer le travail des services de secours à Derna ? Depuis la catastrophe, “Les deux administrations ont fait appel à la communauté internationale pour obtenir des services et de l’aide”, Tauhid Pacha, de l’Organisation internationale pour les migrations, a déclaré à la BBC. Selon cette même Source, les autorités de l’ouest de la Libye « se coordonner avec le gouvernement de l’Est » à propos de cette aide.
La majorité des pays qui ont promis une aide à la Libye l’ont livrée à Benghazi, à un peu moins de 300 kilomètres de Derna, rapporte CNN. L’Algérie a cependant préféré acheminer son aide directement à Tripoli, à plus de 1 200 km de la zone sinistrée. De leur côté, les autorités de Tripoli ont envoyé, selon la BBC, 14 tonnes de matériel médical et quelque 80 médecins et paramédicaux dans l’est du pays.