Aux États-Unis, où le « pourboire » est roi, cela ne fait pas débat dans les restaurants. Les pourboires, généralement de 15 à 20 % du total, sont indispensables car ils constituent souvent l’essentiel du salaire du serveur. Mais pour un sandwich à emporter ? Un bouquet de fleurs? Faire ses courses dans une épicerie ?
Pour Matt Schottland, à l’exception des restaurants, en général, ce n’est pas le cas. A moins que les employés ne soient “vraiment sympas”, ou qu’il ne se sente “particulièrement généreux”.
Sauf qu’aucune solution n’est parfaite. S’il donne un pourboire, il peut se sentir “un peu coupable ou ennuyé” d’avoir dépensé plus d’argent. Et, s’il n’en laisse pas, il se sent « coupable » aussi, mais vis-à-vis des salariés.
« Ce n’est pas un excellent système », soupire-t-il.
Le dilemme est relativement nouveau. Le pourboire se répand de plus en plus, alourdissant la facture dans les commerces où il n’était jamais proposé auparavant.
En réaction, les experts tirent la sonnette d’alarme sur le risque de « tip fatigue » : les Américains, trop sollicités, ne sauraient plus où donner un pourboire, ni combien. Un phénomène qui, soit dit en passant, ouvre le débat sur ce système de rémunération de plus en plus décrié.
“Culpabilité”
Selon Dipayan Biswas, professeur de marketing à l’Université de Floride du Sud, cette expansion est en grande partie due aux “kiosques numériques”, des caisses électroniques devenues omniprésentes ces dernières années.
Sur ces écrans à travers lesquels les clients paient leur facture, “les entreprises peuvent mettre beaucoup d’options, y compris des pourboires”, explique-t-il.
Afin de ne rien payer, le client doit donc cliquer sur l’option « pas de pourboire ». “Cela met les gens mal à l’aise, ils ne veulent pas faire ça”, dit M. Biswas, qui considère que c’est une technique de “culpabilité”.
La stratégie fonctionne en tout cas sur Hannah Koban, 30 ans, qui avoue “dépenser beaucoup plus en pourboires qu’avant”.
Se voir offrir un pourboire pour le serveur « met un peu plus la pression », raconte cet avocat au long manteau noir et aux cheveux blonds.
---Et les bornes numériques proposent parfois des montants allant jusqu’à 30% du total, bien au-delà du tarif habituel.
Résultat, “pour comprendre quand je dois laisser un pourboire, et quel est le montant approprié (…), je cherche tout le temps sur Google”, s’amuse Hannah Koban.
La jeune femme prend les choses avec le sourire, mais dit avoir “des amis qui sont assez contrariés”.
Le professeur Dipayan Biswas craint que cela détourne les Américains du « pourboire » et pénalise les serveurs qui en ont le plus besoin. “Si vous donnez un pourboire partout, vous en laisserez peut-être moins dans les restaurants.”
“Révolution”
Saru Jayaraman, président de l’association One Fair Wage qui défend un salaire “juste” pour les serveurs, estime que parler de “fatigue du pourboire”, c’est “passer à côté”.
« Si on en a marre de donner tout le temps des pourboires, rejoignons le mouvement contre les bas salaires », encourage-t-elle.
La pandémie, en réduisant les sorties, avait mis en lumière la fragilité du système de rémunération des serveurs, que leurs patrons paient moins que le Smic légal.
Si, depuis, les Américains ont trouvé le chemin de la restauration, ce secteur connu pour ses conditions de travail éprouvantes peine à recruter.
L’industrie vit “une révolution” car ses salariés “démissionnent en masse”, juge Saru Jayaraman.
Cependant, elle nous assure que les choses sont en train de changer. La capitale Washington a rejoint en novembre les Etats imposant un salaire minimum, même pour les salariés payés au pourboire.
Tant que ce ne sera pas le cas partout, dit Saru Jayaraman, de plus en plus de secteurs voudront profiter de l’accès à “la main-d’œuvre gratuite dont bénéficient les restaurants”.