Entre L’enfer des armes par Tsui Hark et le Chungkin Express de Wong Kar-Wai, Fabriqué à Hong Kong de Fruit Chan est un joyau méconnu de la New Wave hongkongaise des années 80 et 90.
Le parcours du fan de cinéma de Hong Kong est toujours le même. Il découvre son énergie débridée, souvent à travers des thrillers d’action. Affaires infernales ou au Élection. Si c’est plus romantique, c’est peut-être le D’humeur amoureuse par Wong Kar-wai qui l’envoûte en premier lieu.
Une fois qu’on y a goûté, difficile d’être satisfait. Après John Woo et Ringo Lam, on aborde les œuvres d’Ann Hui, Patrick Tam et Stanley Kwan. Et puis, avec un peu de chance, on finit alors par tomber devant les créations de Fruit Chandont la majorité des films ne sont malheureusement pas accessibles en France.
Fabriqué à Hong Kongqui peut être considéré comme son véritable premier long métrage après une tentative peu enrichissante de film en studio quelques années plus tôt, est l’un des rares du cinéaste à être visible ici. A la fois extrêmement singulier et à la fois consciemment construit sur tout le cinéma qui l’a précédé, le film est une fantastique synthèse. Un fourre-tout fou, violent et sexuelqui, presque par hasard, s’est retrouvé à symboliser un changement d’ère : il est sorti en 1997, année de la rétrocession de Hong Kong à la Chine.
Une jeunesse « sans avenir »
Autumn Moon est un jeune garçon déscolarisé, avec un père absent et en guerre avec sa mère et en conflit avec sa mère. Il survit en effectuant des petits boulots pour des voyous des quartiers sales. Son meilleur ami Sylvestre est encore plus marginal : son handicap mental l’empêche d’avoir des relations normales dans un environnement où rien n’est fait pour l’aider. Ping est également une adolescente, atteinte d’une maladie incurable puisqu’elle n’a pas les moyens de se soigner.
Autrement dit, les héros de Fabriqué à Hong Kong sont déclassifiés. Des laissés-pour-compte filmés dans leur environnement naturel, des logements sociaux étouffants où le ciel peine à montrer ses couleurs entre les immenses tours surpeuplées. Fruit Chan connaît bien ces endroits, puisqu’il y a grandi. Rien ne le destinait au cinéma, lui qui, lorsqu’il était encore au lycée, devait travailler tous les soirs dans une usine d’électronique pour subvenir à ses besoins financiers. Et pourtant, il tombe amoureux du septième art dès son arrivée à Hong Kong, adolescent ; Avant cela, il n’avait vu que des films de propagande communiste.
Fabriqué à Hong Kong est-ce parce que Fruit Chan voulait parler du microcosme qu’il connaît le mieux ; tout son univers. Celle des luttes et des revers. Même dans sa réalisation, le film est proche de son sujet : le film 35 mm du tournage a été récupéré sur des chutes inutilisées au studio où Fruit Chan a fait ses armes en tant qu’assistant réalisateur. Le casting est entièrement composé d’amateurs qui n’ont jamais fait l’expérience des caméras auparavant.
C’est peut-être la combinaison de tout cela qui donne au film son énergie, sa vitalité accrue. Autumn, Sylvester et Ping n’ont pas de place pour vivre et pourtant ils ne veulent rien d’autre. Ce désir s’exprime de plusieurs manières, mais il s’exprime principalement de manière hormonale. Le sexe est partout Fabriqué à Hong Kongomniprésent et pourtant jamais consommé : confiné aux rêves mouillés d’Automne qui s’imagine éjaculer dans des avions dans le ciel. Comme métaphore d’un désir de liberté sans entrave, il est difficile de le rendre plus explicite.
L’enfer des larmes
Cette obsession charnelle, ce désir de l’autre, s’exprime visuellement lors de la première rencontre entre Autumn, Sylvester et Ping. C’est en voyant ce dernier que Sylvester se met à saigner du nez ; un cliché ridicule que connaissent bien les fans de manga japonais, mais qui est ici détourné pour lui donner un vrai sens.
Au fur et à mesure que l’histoire avance, il devient clair que Sylvester ne réagit pas ainsi par simple excitation sexuelle primaire comme l’adolescent excité qu’il est, mais parce qu’il est capable de ressentir la mort dans Ping. Par sa simple présence, elle verse le sang car elle est, comme eux, condamnée.
Cette association du désir juvénile de l’acte sexuel avec la mort n’est pas unique, Eros et Thanatos sont liés depuis les plus anciennes légendes de l’espèce humaine, mais elle répond ici à un objectif politique : si la mort guette les personnages, c’est parce que Hong Kong est en train de mourir. Fabriqué à Hong Kongc’est le cinéma crépusculaire.
Au moment où Fruit Chan et ses camarades tournaient le long métrage, les habitants de Hong Kong vivaient dans l’inquiétude et l’incertitude. L’ancienne colonie britannique est devenue un lieu unique et central en Asie dans la seconde moitié du XXe siècle, souvent considérée comme le point de rencontre entre l’Orient et l’Occident. Mais cette originalité se trouve menacée, dépassée par le présent.
En 1997, le mandat britannique prend fin suite à un accord signé avec l’empire chinois en 1898 : il ne pouvait durer que 99 ans. Personne ne savait exactement ce qui allait changer, ni comment. Par hasard, Fruit Chan s’est retrouvé comme un témoignage des inquiétudes d’une jeunesse – déjà perdue – dont l’avenir ressemble moins à une page blanche qu’à un un vide abyssal et terrifiantt.
En 1980, L’enfer des armes a ouvert la période de la Nouvelle Vague de Hong Kong avec horreur et tumulte. Le point culminant du film se déroule dans un cimetière désormais célèbre, qui surplombe la ville. Fabriqué à Hong Kong fonctionne comme une suite spirituelle du film de Tsui Hark, notamment dans son utilisation du cimetière : la rage vengeresse a disparu, il ne reste plus que mélancolie et évidence. Comme si ce cinéma avait toujours su que son existence fulgurante ne pourrait certainement pas durer trop longtemps.
La fête de Hong Kong
Même le titre, Fabriqué à Hong Kongen plus de dialoguer de manière amusante avec un film de Tsui Hark tourné la même année (Contrefaireou « contrefaçon » si on le traduit littéralement), semble être pensé comme une synthèse crépusculaire de ce cinéma si particulier. Ce cinéma en fait, n’existait qu’à Hong Kong, ne pouvait être fabriqué qu’à Hong Kong.
Formellement, son langage oscille entre deux extrêmes. Si le naturalisme de la mise en scène est souvent de mise, dans la façon dont la caméra (très souvent portée) virevolte sauvagement dans des décors réels, le cinéma indépendant hongkongais de l’époque joue aussi beaucoup sur les effets de style. pour signifier la subjectivité de ses personnages.
Dans le film de Fruit Chan, les deux approches se rencontrent et s’affrontent constamment. La première envolée lyrique apparaît après une introduction quasi documentaire, pour préparer le terrain à l’élément déclencheur du récit : Sylvestre est témoin d’un suicide. Une lycéenne sur un toit termine sa vie dans une séquence baignée d’une lumière bleue éthérée, qui tranche radicalement avec tout ce qui l’a précédé.
Lorsque le corps de la jeune fille rencontre le trottoir, Fruit Chan utilise un flash de lumière intégré au montage comme pour symboliser l’impact sur la vision de Sylvester. Dans la suite du film, cette esthétique reviendra régulièrement dans les rêves d’Autumn, obsédée par cette jeune fille morte et les lettres qu’elle a laissées dans son testament. La couleur bleue devient également un motif qui accompagne les passages les plus fantastiques du récit, ramenant toujours à la mort.
Cette tension permanente entre le fantastique et le concret, le réel et le rêve, le naturalisme et l’esthétisé, est l’essence même du cinéma New Wave de Hong Kong : un entre-deux permanent qui représente parfaitement la double identité d’un territoire déchiré.
Fabriqué à Hong Kong ouvre de nombreuses portes à Fruit Chan, au niveau local et international ; c’est grâce à lui que sa carrière d’auteur a véritablement démarré. Le film a été restauré en 2017 puis diffusé dans de nombreux festivals internationaux, ce qui permet d’espérer un traitement similaire pour ses autres longs métrages de l’époque, malheureusement actuellement invisibles en France.
Il réalise notamment juste après ce film deux autres longs métrages qui forment ensemble une trilogie dédiée au thème du retour de Hong Kong, qui nous donnera sûrement de nouvelles façons d’aborder la carrière de ce cinéaste encore méconnu.
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