Ils passent inaperçus, ou presque. Ce sont pourtant des acteurs incontournables du secteur culturel. Devoir propose une série de portraits des métiers de l’ombre à travers les confidences de professionnels qui les exercent. Aujourd’hui : les responsables de la programmation des systèmes de divertissement des compagnies aériennes.
La plus grande salle de cinéma du pays est en l’air. Dans sa flotte de quelque 200 avions, Air Canada propose plus de 1 000 films et 3 500 épisodes de séries télévisées grâce à son système de divertissement en vol. Air Transat et WestJet proposent également des centaines de films. Mais qui les sélectionne, et selon quels critères ?
Admettons d’abord qu’il peut paraître étrange de s’intéresser à ces travailleurs de l’ombre dans le cadre d’une série consacrée aux métiers de la culture. Mais quand on y pense, les responsables de la programmation des systèmes de divertissement des compagnies aériennes jouent un rôle clé dans le milieu culturel, notamment auprès des distributeurs indépendants.
En 2023, Air Canada a transporté à elle seule plus de 46 millions de passagers. Il n’est donc pas étonnant que les droits des films présentés à bord soient souvent négociés à hauteur de milliers de dollars pour quelques mois de diffusion – des ententes dont rêvent forcément les distributeurs québécois, souvent en situation financière précaire.
Partenariats stratégiques
Chez la compagnie aérienne nationale, c’est Kayleigh Hennessey, responsable des contenus et des partenariats, qui a le dernier mot. Son processus de sélection passe « par des accords avec les grands studios hollywoodiens, avec des producteurs et studios indépendants ainsi qu’avec des plateformes de streaming », précise-t-elle. La société à la feuille d’érable s’est associée à Apple TV+, Disney+ et Crave.
Pour sa part, WestJet a indiqué Devoir collaborer avec le festival de films autochtones de Toronto ImagineNATIVE, entre autres, « pour mettre en valeur un contenu canadien de qualité ». Ce type de partenariat avec les festivals est une pratique courante dans l’industrie. Air France propose par exemple 1 500 heures de cinéma ; la compagnie française est partenaire du Festival de Cannes et diffuse sur certains vols une sélection spéciale de films des éditions précédentes de l’événement.
Anne Bourbeillon est responsable des produits en vol chez Air Transat. En plus de sélectionner des films pour la société québécoise, elle peut parfois collaborer avec son équipe marketing pour « offrir une expérience immersive », explique-t-elle. Ainsi, en mai dernier, lors d’un vol entre Montréal et Bruxelles, Air Transat, dans le cadre d’un partenariat avec Chocolats Favoris, a distribué des friandises aux passagers pour souligner l’arrivée du film. Wonka (2023) dans ses avions.
C’est pourquoi Mmoi Bourbeillon dit vouloir trouver les films « les plus adaptés à l’image de marque d’Air Transat, tout en alignant cette programmation avec la stratégie globale d’expérience client de l’entreprise ». Pour Air Transat, une « compagnie aérienne [de] loisirs », explique-t-elle, ce qui se traduit par « un mélange diversifié de films et de séries qui séduiront les vacanciers, comme des comédies, des drames et des films d’action-aventure ». Autrement dit, un cinéma plus populaire.
Contenu québécois
Il va sans dire que les films sur les accidents d’avion ou les films sur le terrorisme et la radicalisation sont exclus. Les grands studios proposent même parfois des versions édulcorées de leurs films d’art spécialement conçus pour les compagnies aériennes. En 2016, les passagers de Delta Air Lines dénonçaient notamment que la plupart des scènes de sexe Carole (Todd Haynes, 2015), une histoire d’amour lesbienne, ont été modifiées ou supprimées.
Air Transat propose 345 heures de divertissement à bord, un chiffre qui peut paraître maigre comparé aux 1 500 heures d’Air France. L’entreprise québécoise présente néanmoins 30 % de contenu d’ici, probablement la proportion la plus élevée au monde.
Air Canada entend également « tenir compte de la demande régionale et démographique dans l’élaboration de sa stratégie », souligne M.moi Hennessy. Elle ajoute cependant que « l’accent est mis sur la qualité du divertissement plutôt que sur le respect des quotas ».
En avril 2023, Devoir a rapporté que très peu de contenu télévisuel québécois était diffusé à bord des avions du transporteur canadien (contrairement aux films locaux, comme M. Lazhar (2011), Maman (2014) et 1995 (2024), qui sont plus nombreux). « Au cours des derniers mois, nous avons, entre autres, ajouté des séries québécoises, comme L’oeil du cyclone saison 3, Discussions avec mes parents saison 6 et Aux candidats saison 1 », dit Mmoi Hennessy.
Algorithmisation
Pour faire leurs choix, les compagnies aériennes ne peuvent pas tourner le dos à l’algorithmique qui s’opère dans l’ensemble de l’industrie culturelle. Ils surveillent attentivement les films préférés des passagers et les meilleures périodes de l’année pour leur présentation.
Dans un article de l’hebdomadaire culturel français télérama publié en 2019, un porte-parole d’Air France expliquait que la compagnie espérait même un jour mettre en place des systèmes qui permettraient aux passagers de se connecter lors de chacun de leurs vols dans le but de se voir proposer des films correspondant à leurs préférences.
Pour le moment, Air Canada, Air Transat et WestJet disent s’appuyer sur des sondages menés auprès de leurs clients et employés ainsi que sur les données qu’elles collectent auprès des systèmes de divertissement. « Grâce à cette écoute attentive, nous constatons une amélioration continue du taux de satisfaction concernant notre offre de divertissement, année après année », conclut Anne Bourbeillon.