Les médias devraient-ils donner la parole aux disciples d’Andrew Tate et autres « mâles alpha » aux discours misogynes afin de mieux les comprendre ? Et si oui, comment s’y prendre ?
Ces questions soulevées à la suite de Tout le monde en parle aller bien au-delà de la polémique suscitée par le segment documentaire tendu de dimanche Alphas. À l’heure du retour en force du trumpisme, qui a plus que jamais libéré et normalisé des discours de haine de plus en plus extrémistes, ce sont des questions essentielles qui se posent avec de plus en plus d’urgence.
La montée en popularité de l’influenceur masculiniste britannique Andrew Tate, au discours extrêmement violent et misogyne et qui est notamment accusé de trafic d’êtres humains et de viol, fait que nous sommes ici devant un sujet d’intérêt public. Quand le journaliste Simon Coutu tente de décrypter le phénomène dans son documentaire Alphas1 ou que ma collègue Léa Carrier s’en penche dans un rapport2c’est non seulement légitime, mais absolument nécessaire. On ne peut pas comprendre un mouvement en l’ignorant.
Mais faisons-nous un travail utile en donnant la parole à d’obscurs masculinistes sur le plateau de l’une des émissions les plus populaires de la télévision publique ? Malheureusement non.
Inviter à Tout le monde en parle un dimanche, deux types aux discours extrémistes dont presque personne ne parlait samedi, cela leur fait le cadeau d’une visibilité inattendue, soutenue par la polémique.
Même quand on finit par désinviter le plus radical des deux à le remplacer par un expert très crédible – Francis Dupuis-Déri, auteur de La crise de la masculinité : autopsie d’un mythe tenace (Remue-ménage, 2018).
« Même quand on essaie de contrer ces discours soit en faisant appel à l’analyse d’un expert, soit en le faisant nous-mêmes, en essayant de prendre le dessus sur des discours haineux décomplexés qui se camouflent très bien dans les médias, c’est « C’est un pari risqué ». », affirme Mélissa Blais, professeure de sociologie à l’Université du Québec en Outaouais, qui publie ces jours-ci l’essai. L’attaque antiféministe à Polytechnique (En remuant).
À partir du moment où nous donnons la parole aux tenants de tels discours antiféministes ou misogynes dans l’espace public, nous leur donnons aussi la possibilité de convaincre encore plus de monde, en utilisant des stratégies de relations publiques pour édulcorer leurs propos et aller de l’avant. visage couvert, observe le sociologue, qui mène des recherches sur la manosphère.
Ce que nous avons entendu à Tout le monde en parlece n’est pas du tout ce qu’on trouve sur le web. Nous sommes prudents, nous sommes stratégiques. Il y a des choses qu’on ne dit pas. Et cela laisse penser qu’ils ne sont pas si méchants que ça, les « gentlemen ».
Professor and author Mélissa Blais
Ce type de discours en apparence respectable, où il peut être question d’entrepreneuriat et de réussite, est aussi en partie celui d’Andrew Tate. Vendre le succès est une chose. Vendre la misogynie comme la recette du succès en est une autre. C’est pourtant exactement ce que prône cet influenceur toxique, rappelle Mélissa Blais. « Le succès vient, selon Andrew Tate, lorsque l’on possède des femmes. Une façon de réussir est de contrôler les femmes. Et pour cela, les femmes doivent se soumettre. »
Ce qui est très insidieux, c’est que la porte d’entrée pour les jeunes hommes susceptibles d’être séduits par les discours d’Andrew Tate est souvent la première partie, la plus banale, de son discours, observe David Morin, copropriétaire de la Chaire UNESCO en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violent.
« On oublie qu’Andrew Tate ne dit pas que des conneries ! »
Quand Tate parle de leadership et dit aux hommes de prendre soin d’eux-mêmes, de gagner de l’argent ou d’acheter de grosses voitures, il mise sur un discours capitaliste populaire qui n’est pas propre à la manosphère, souligne le professeur de l’Université de Sherbrooke.
C’est une partie de son discours qui est en quelque sorte l’antichambre de la haine.
Le problème, c’est qu’il l’utilise pour véhiculer un deuxième discours violent et hyper dégradant envers les femmes, les minorités sexuelles et les immigrés.
David Morin, co-titulaire de la Chaire UNESCO en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violent
Ce qui est dangereux aussi lorsqu’on tend le micro à ce genre de discours, même édulcorés ou mis à mal, c’est qu’on donne l’impression que des propos misogynes ou discriminatoires sont de simples opinions à contre-courant. Comme si nous étions ici face à deux postures aussi égales l’une que l’autre. D’un côté, un féminisme qui avance dans l’intérêt des femmes. De l’autre, un masculinisme qui voudrait simplement valoriser l’homme « alpha ». Ne devrions-nous pas sortir de nos chambres d’écho et essayer d’écouter les points de vue avec lesquels nous ne sommes pas d’accord ? nous disons-nous.
« Je commence à en avoir un peu marre du concept de chambres d’écho ! », dit Mélissa Blais.
Dans le « débat » qui nous concerne, c’est comme si on obligeait les personnes ciblées par la haine à être dans une posture d’écoute constante au risque de se retrouver dans une relation qui leur serait néfaste.
Mais ce qui est réellement néfaste, c’est de présenter symétriquement, comme deux simples opinions équivalentes, un discours porteur de haine, qui tente ici de réduire les femmes à une posture d’infériorité, et un discours pour le droit à l’égalité et à la justice sociale. Même chose quand on demande aux personnes victimes de racisme de sortir de leur « bulle » pour écouter des voix qui les déshumanisent. Comme si on oubliait que la misogynie et le racisme ne sont pas des « opinions controversées », mais plutôt des discours haineux dangereux qui font déjà beaucoup trop de voix.