La (très) grande évasion, ou l’histoire des causes du déclin de nos services publics

La (très) grande évasion, ou l’histoire des causes du déclin de nos services publics
La (très) grande évasion, ou l’histoire des causes du déclin de nos services publics

En grande partie québécoise, cette tournée canadienne a débuté à Carleton-sur-Mer, un lieu lié au fait qu’Alain Deneault, qui accompagne cette tournée, habite relativement près de la Gaspésie, puisqu’il est basé dans la péninsule acadienne, au Nouveau-Brunswick.

Spécialiste reconnu des questions d’évasion fiscale, M. Deneault est interviewé dans le documentaire de Yannick Kergoat. Il salue l’approche originale du film.

« Il y a eu de nombreux documentaires sur l’évasion fiscale au fil des ans. Celui-ci a la particularité de raconter l’histoire de la pseudo-lutte des États contre l’évasion fiscale », explique le philosophe.

Les données et le contexte historique du film sont saisissants. Le ton est donné dès la première minute où l’on est plongé dans les manifestations françaises de novembre 2019, au cours desquelles les personnels de santé dénoncent le manque de moyens mis à leur disposition par l’État. Novembre 2019 marque l’aube de la pandémie.

On apprend plus loin dans le documentaire que la France pourrait récupérer entre 80 et 100 milliards d’euros par an de fonds perdus à cause de l’évasion fiscale depuis le début de la décennie. Soit à peu près l’équivalent de son budget de santé !

Promesses non tenues

Le film passe rapidement à des démonstrations des mécanismes par lesquels des milliers de milliards d’euros et de dollars sont « fuités » par les États au profit du système financier.

Yannick Kergoat et Denis Robert, l’autre scénariste du documentaire, s’appuient sur le cas français pour démontrer qu’on peut facilement remonter à 1976 pour constater dans les discours des chefs de gouvernement, présidents et ministres notamment, le décalage entre les engagements en matière de lutte contre l’évasion fiscale d’un côté, et les actions conférant des avantages aux grandes entreprises qui minent le trésor public de l’autre.

Des passages du documentaire historiquement plus récent illustrent comment les engagements pris par le président français Nicolas Sarkozy lors du sommet du G20, le 2 avril 2009 à Londres, se sont transformés en pétard mouillé.

D’une promesse faite de livrer une liste de délinquants fiscaux, puisqu’il fallait une « liste de la honte », les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques, l’OCDE, ont barré les trois petits noms qui avaient été initialement proposés. Résultat ? Une page blanche !

Sept ans plus tard, le 3 avril 2016, les Panama Papers allaient révéler d’énormes listes de délinquants fiscaux, des dizaines de milliers de noms, ainsi que des explications sur le rôle des cabinets d’avocats et de fiscalistes, comme Mossack Fonseca, spécialisés dans l’évasion fiscale.

La (très) grande évasion met en lumière les changements qui ont permis à l’évasion fiscale, largement fondée depuis des générations sur le secret des banques suisses, de survivre et même de prendre des proportions insoupçonnées.

« La richesse est séparée de ses propriétaires en créant des sociétés écrans », résume le documentaire. Une seule entreprise ou un seul homme d’affaires peut ainsi créer des dizaines, parfois des centaines de sociétés écrans pour concrétiser cette dissociation et ouvrir la porte à l’évasion fiscale.

Dans plusieurs États, comme l’Irlande et les Bermudes, les lois permissives offrent des avantages « complémentaires » aux entreprises qui leur permettent de transférer facilement, et souvent légalement, d’importantes sommes d’argent. Le film montre comment les multinationales exploitent les failles de la législation pour délocaliser leurs revenus vers des pays géographiquement éloignés de leurs opérations et qui sont des paradis fiscaux.

Voilà comment une entreprise comme Apple a réussi à échapper au fisc à hauteur de 250 milliards de dollars de bénéfices en quelques années seulement.

Les listes élastiques de pays délinquants, dont des noms sont supprimés ou ajoutés tous les trois mois, l’absence totale de sanctions de la part des « autorités » mandatées pour établir ces listes, les pratiques des paradis fiscaux offrant aux personnes fortunées la possibilité de changer de pays pour éviter les ennuis, sont autant de démonstrations claires illustrées dans le film.

On voit, grâce au travail inlassable de journalistes comme Fabrice Arfi, de Mediapart, mais aussi d’autres reporters, des pays offrir aux riches la possibilité d’acheter rapidement des passeports, voire de changer de nom !

Certains dirigeants gouvernementaux porteurs d’espoir

Le documentaire fait sourire, parfois amèrement, et il apporte aussi quelques lueurs d’espoir, ne serait-ce qu’à travers la lucidité de certains dirigeants gouvernementaux.

L’une d’entre elles, l’élue britannique Margaret Hodge, déplore dans son témoignage qu’un facilitateur, comme le cabinet Mossack Fonseca, s’en sorte indemne lorsqu’un de ses clients est condamné à une amende pour fraude fiscale.

Hodge déplore que les défenseurs de la fraude fiscale répondent que les législateurs sont responsables de l’évasion fiscale « parce qu’ils écrivent les lois. Mais les gouvernements ne parlent pas aux défenseurs de l’équité fiscale lorsqu’ils rédigent les lois ».

Dans la même veine, Alain Deneault souligne que le système fiscal actuel, largement influencé par les besoins des multinationales, « crée une distorsion de concurrence » car « les PME paient une plus grande part d’impôt que les géants ».

Au sujet de la légalité du système fiscal, le philosophe dénonce l’idée selon laquelle « la loi est la volonté des dieux, (car) elle est transcendante. Mais cette loi est votée ».

Dans la même veine, Yannick Kergoat soutient dans le film que « rien ne changera tant que les élus dépendront des riches ».

Échanges avec le public

Après la projection, Alain Deneault a eu une longue discussion avec le public gaspésien. À Catherine Cyr-Wright, qui lui demandait « comment on change cette culture », le philosophe a pris quelques minutes pour souligner qu’un point régulièrement négligé par le citoyen privilégié financièrement qui trouve légitime de ne pas payer d’impôts, « c’est qu’il doit ses possibilités d’enrichissement aux infrastructures publiques ».

Mettant dans le même sac Elon Musk, les Desmarais, la famille Irving et Jeff Bezos d’Amazon, M. Deneault a insisté sur la nécessité de privilégier l’achat local.

« Si vous achetez un livre dans votre librairie locale, l’argent reste ici. Si vous l’achetez sur Amazon, votre argent va aux Bermudes. Au moins, nous avons une marge de manœuvre », résume-t-il.

À Danielle Cyr, qui trouve que Yannick Kergoat n’a pas parlé du rôle des actionnaires des multinationales dans toute la question fiscale, et qui se demande « à partir de quel âge » cette éducation devrait commencer, Alain Deneault a également répondu en s’appuyant sur un préambule assez dense.

« J’ai donné des cours en Haïti à des gens analphabètes en 2009, et ils ont tout compris parce qu’ils vivent dans leur chair les injustices (résultant de l’évasion fiscale). Quelques jours plus tard, à Montréal, avec des gens de l’enseignement supérieur, j’ai eu beaucoup de difficulté à leur faire comprendre les mêmes réalités. Est-ce que cela se fait par le biais de cours ? Je n’en suis pas sûr », dit-il.

Alain Deneault estime que l’effondrement du système capitaliste, malgré la formidable accumulation de richesses de ses défenseurs, a déjà commencé et que le salut réside dans « une perspective biorégionale. Il faut préparer l’après, organiser la vie à l’échelle régionale ».

Son prochain livre, Faites-le ! L’engagement politique à l’ère de l’inaudibleà paraître le 3 octobre, répondra entre autres à la question « Que faire ? » dans le contexte actuel.

 
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