Contrat au forfait et choix d’un maître d’oeuvre inexpérimenté dans le domaine militaire concerné, pour réaliser des performances très ambitieuses : telle est la recette des difficultés techniques, calendaires et budgétaires rencontrées sur de nombreux programmes militaires par le passé, y compris pour l’Airbus A400M qui donne pourtant pleine satisfaction opérationnelle aujourd’hui.
Mais pourquoi prendre strictement les mêmes ingrédients pour le futur avion de patrouille maritime français, qui doit être achevé dans des délais qui ne peuvent être prolongés, et dans le contexte budgétaire que l’on peut imaginer ? A-t-on suffisamment trié les performances requises, pourrait-on choisir un type de contrat moins risqué, les maîtres d’oeuvre mis en concurrence sont-ils au bon niveau technique et comprennent-ils la mission de patrouille maritime ?
Il existe une méthode éprouvée.
La Marine nationale et la Direction générale de l’armement (DGA) poursuivent deux programmes très importants qui devraient déboucher sur une mise en service entre 2035 et 2038 : le porte-avions nucléaire successeur du Charles de Gaulle, et le lanceur de sous-marins nucléaires de troisième génération. Ces programmes comportent, conformément à la longue expérience de la DGA, plusieurs phases, permettant de s’engager seulement après avoir constaté les résultats de l’étape précédente et vérifié qu’il subsiste des marges financières suffisantes.
Mais on peut s’en écarter : cette méthode peut ne pas être appliquée, quand on considère que le développement est simple et que les prix unitaires sont prévisibles, au point que le constructeur accepte un contrat au forfait pour l’ensemble du programme, développement et production, et prend en charge les risques, couverts par une marge que son conseil d’administration a acceptée au nom de ses actionnaires. Le cas se présente souvent lorsque le constructeur propose de dériver une version militaire d’un produit civil existant, les modifications paraissant faibles et le client demandant un prix fixe, ce qui semble lui simplifier la vie.
C’est sur la base d’un tel contrat au forfait qu’est lancé un troisième grand programme pour la Marine, un programme d’avions de patrouille maritime, basé sur un avion civil. Ce programme doit être achevé à temps, car on ne peut ni prolonger l’avion Atlantic 2 au-delà ni interrompre une mission nécessaire à la protection des SNLE. Malheureusement, c’est vers la date d’achèvement des deux autres programmes qu’Atlantic 2 doit disparaître, de sorte qu’il y a deux exigences : réussir le développement dans les délais et financer les trois programmes simultanément. Sommes-nous dans un cas de simple adaptation ?
Catastrophes de plusieurs programmes similaires
Trois programmes d’avions de patrouille maritime récemment menés sur la base d’avions civils ont connu de sérieuses difficultés de développement, des retards de plusieurs années et des dépassements budgétaires de plusieurs milliards. Le pire scénario était celui de la dernière version de l’avion de patrouille maritime Nimrod de la Royal Air Force, dont le développement a été interrompu après une dépense infructueuse d’environ dix milliards de livres.
L’avion de patrouille maritime P8 de l’US Navy basé sur le Boeing 737 n’a pu être mis en production qu’après un développement long et complexe coûtant près de 10 milliards de dollars. Quant au système dit Meltem développé par Thales avec Airbus Espagne pour la marine turque sur la base d’un simple bi-turbopropulseur, le CN235, il a rencontré d’importantes difficultés techniques. Il aura fallu dix ans pour livrer le premier avion, après une renégociation du contrat et de lourdes pertes pour le constructeur, alors même que des centaines de CN235 civils étaient en service.
La difficulté de transformer un avion civil de série en un système d’armes complexe fonctionnant à basse altitude et à faible vitesse avec des virages serrés tout en traquant des sous-marins, dans un brouillard salin très corrosif, a été sous-estimée dans ces trois cas, et les industriels comme l’Etat acheteur ont confondu les boudins avec des vessies. lanternes et bu le bouillon. L’un des éléments du problème, la corrosion saline, est bien connu, du moins en France, par les graves difficultés induites par la maintenance plus que laborieuse des hélicoptères de la Marine livrés par Airbus et NHIndustries. Quant aux virages à fort facteur de charge, ils nécessitaient de profondes transformations des structures des avions civils pris comme base, et un suivi permanent de leur état de fatigue.
Sur un sujet beaucoup plus simple, la transformation de l’Airbus A330 en avion ravitailleur MRTT, le développement a connu quelques lenteurs, même si les risques avaient été réduits par le développement préalable d’une version basée sur l’A310. Les difficultés budgétaires de l’époque font que les premières commandes françaises sont passées, prudemment, pour une version moins ambitieuse que celle spécifiée.
L’A400M, un développement dont on savait qu’il serait difficile
Le développement de l’avion de transport Airbus A400M est parti d’une feuille blanche, et non d’un avion civil existant. Mais il est utile de le citer ici, car le contrat correspondant a été attribué à prix forfaitaire pour l’ensemble du développement et de la production, c’est-à-dire avec le mode contractuel adopté pour le nouvel avion de patrouille maritime. Les nombreuses difficultés techniques à considérer pour ce programme A400M, au cahier des charges justifié mais très exigeant, auraient nécessité un type de contrat permettant un suivi étape par étape du programme par l’OCCAr, l’agence déléguée des Etats.
Mais les promesses d’Airbus et les exigences des Etats coopérants ont conduit à l’adoption d’un tout autre mode contractuel, en apparence protecteur mais ne permettant pas de tenter de contrer à temps les difficultés techniques rencontrées. C’est l’une des causes des multiples réunions de crise où les Etats et Airbus se sont partagés les surcoûts, après avoir même envisagé d’arrêter le programme à ses débuts. Nous aurions peut-être pu atteindre l’excellent service opérationnel qu’offre aujourd’hui l’A400M grâce à des routes plus sûres.
Ces exemples montrent que des difficultés peuvent être attendues :
– Lorsque les capacités demandées sont très ambitieuses, même si elles sont opérationnellement justifiées,
– Lorsqu’on demande aux constructeurs de traiter à un prix fixe pour l’ensemble du développement et de la production, ce qui leur impose de prendre des marges très élevées dont l’acheteur ne peut contrôler la justification pour comparer les offres, ce qui fausse la concurrence. Elle ne peut pas non plus contrôler la consommation en cours de développement, à tel point que les demandes de renégociation du marché pour parer aux aléas n’apparaissent que par surprise, mettant le programme en danger et entraînant une ponction sur les programmes contemporains.
– Lorsqu’on s’adresse à un industriel qui ne connaît pas le domaine opérationnel à traiter.
Un triple pari risqué
Qu’en est-il de notre programme d’avions de patrouille maritime ? L’ambition opérationnelle est très forte, la forme contractuelle a généré des difficultés dans le cas de l’A400M, et le futur industriel, Airbus, ignore le domaine de la patrouille maritime anti-sous-marine. Ambition opérationnelle : que peut-on élaguer ?
Une mesure simple du niveau d’ambition opérationnelle est qu’Airbus a dû proposer un avion de 100 tonnes pour remplacer l’Atlantic 2 qui accomplissait de manière satisfaisante la mission anti-sous-marine principale et les missions anti-surface et aériennes secondaires. -sol, avec 47 tonnes. La cause principale semble être le choix d’embarquer à l’intérieur de l’avion un missile anti-navire lourd (missile qui reste à développer) pour une mission secondaire, la mission anti-navire anti-surface qui s’effectue actuellement sur l’Atlantique. 2 par l’Exocet AM39.
Ce choix conduit à prévoir une très grande soute, et a conduit Airbus non seulement à modifier un A320, comme initialement prévu, mais à passer à un A321XLR à très long rayon d’action, beaucoup plus lourd, ce qui nécessitera une refonte de la hangars et leurs voies d’accès. Cela nous amène également à anticiper des coûts à l’heure de vol et des coûts de maintenance qui, étant généralement proportionnels au poids, seront au moins le double de ceux de l’Atlantic 2. Sachant que ces coûts représentent les deux tiers du coût total de tout programme aéronautique, le L’effet de ce choix est extrêmement important.
Sur l’avion beaucoup plus léger choisi par Dassault Aviation, la difficulté est évitée en fixant le nouveau missile sous l’aile, mais cette solution simple et éprouvée n’est pas, ou plus, privilégiée par la Marine. C’est pourtant celui choisi pour l’avion P8 par l’US Navy, qui est de loin le plus grand opérateur d’avions de patrouille maritime au monde. Une révision de ce choix serait de nature à réduire les risques, la taille du dispositif nécessaire, le devis initial et ses marges, ainsi que le coût sur la durée de vie.
Être plus ambitieux que l’US Navy ? Il faut y réfléchir à deux fois ! Avons-nous une autre option dans la situation budgétaire actuelle, compte tenu de la menace qu’un programme très ambitieux et risqué fera peser sur les deux autres grands programmes, et compte tenu de la nécessité de renforcer la flotte de surface, qu’un rapport parlementaire vient de souligner à nouveau ?
Voulons-nous dimensionner l’avion pour qu’il puisse parcourir plus de 4 000 km de la France pour tirer des missiles anti-navires, ou acceptons-nous de se concentrer sur la mission principale anti-sous-marine, qui contribue à la protection des SNLE, et d’embarquer des armes destinées à des missions secondaires sous l’aile, comme le fait l’US Navy ?
Réduire les autres risques : Faut-il pousser les aléas du programme sous le tapis du forfait, qui donne une fausse sécurité et n’est pas adapté à un programme risqué, surtout si l’ambition opérationnelle n’est pas réduite ? Ou adopter un type de contrat qui permette de suivre pas à pas le développement, mais aussi de vérifier le détail des marges initiales : sont-elles suffisantes, induisent-elles une distorsion de concurrence ou non ? Et il faut se demander à nouveau s’il faut confier une part significative d’un développement majeur à un bureau d’études inexpérimenté dans le domaine concerné.
Rêveries
Le domaine de la patrouille maritime aurait dû être couvert par un programme de coopération franco-allemand, dit MAWS, mais l’Allemagne l’a fait dérailler en cours de route pour acheter plusieurs lots d’avions P8 américains, nous laissant financer un seul nouveau développement. Lors de la génération précédente, elle avait refusé d’acheter l’Atlantic 2, dont elle fabriquait 40 %. Deux gifles dont la France se serait passée.
Mais on entend aujourd’hui au sein de l’Etat qu’une des vertus du choix d’Airbus serait de permettre de relancer la coopération franco-allemande sur le sujet, coopération qui est morte et « ganzkaputt » (toute brisée) depuis que l’Allemagne en a commandé un deuxième. lot de P8… Après ce camouflet, qui n’est pas le seul dans la période récente, faut-il faire passer les usines allemandes par un programme de patrouille maritime, dans davantage d’usines espagnoles ? Ce serait appeler la prochaine gifle.
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