94 000 milliards de dollars. C’est le montant des investissements nécessaires dans le secteur des infrastructures (transports, énergie, télécoms…) entre 2016 et 2040 au niveau mondial pour atteindre les objectifs de développement durable fixés par l’ONU. Un défi colossal mais aussi une opportunité unique pour concevoir des infrastructures « de qualité », alignées non seulement sur les impératifs écologiques et énergétiques, mais aussi sur l’exigence croissante d’inclusion et d’équité.
Inégalités de revenus et infrastructures : une relation ambivalente
Si l’impact positif des investissements en infrastructures sur la croissance économique fait l’objet d’un consensus dans le monde académique, la littérature académique regorge d’arguments et de contre-arguments quant à l’impact sur les inégalités de revenus. Une étude de Hooper, Peters et Pintus réalisée en 2017 a révélé que le taux de croissance annuel des dépenses publiques consacrées à l’enseignement supérieur et au réseau routier aux États-Unis au cours d’une décennie donnée est négativement corrélé à l’indice de Gini – indicateur de référence pour mesurer les inégalités – à l’heure actuelle. fin de la décennie. En d’autres termes, l’investissement dans les infrastructures aurait un effet causal sur la réduction des inégalités de revenus, particulièrement marqué pour les 40 % des revenus les plus faibles.
Toutefois, la situation n’est pas si simple. C’est ce que souligne Esther Duflo, prix Nobel 2019, dans un rapport publié en novembre 2024 par Vauban Infrastructure Partners, le think tank InfraVision et Altermind sur l’inclusion et les infrastructures, en prenant l’exemple de la Chine : « la construction d’autoroutes est susceptible de favoriser les villes situées aux « périphéries », stimulant le commerce et l’emploi, mais nuisant également aux régions intermédiaires en drainant leurs ressources et leur main-d’œuvre locales. ».
Face aux risques de régression sociale de la transition écologique
« Fournir » des infrastructures ne suffit donc pas à maximiser leur potentiel de création de valeur « sociale ». Les infrastructures et leurs services associés doivent être pensés, conçus et exploités pour tous. Il s’agit d’une responsabilité collective du secteur car, à ce jour, des disparités d’accès et de qualité des infrastructures persistent à l’échelle mondiale (entre pays du Nord et du Sud) et au sein des pays : en 2023, environ 800 millions de personnes n’y avaient toujours pas accès. à l’eau potable et 2,5 milliards ne disposaient pas d’installations sanitaires adéquates. En France, 3,3 millions de personnes sont encore en situation de précarité énergétique…
Et la question est encore plus critique compte tenu de l’effet « multiplicateur » des inégalités de la transition bas carbone. D’une part, en l’absence d’actions résolues en faveur des transitions écologiques et énergétiques, les plus pauvres seront les plus durement touchés par le changement climatique, notamment dans les pays émergents. En revanche, les mesures en faveur d’infrastructures et de services écoresponsables comportent un risque de régression sociale et d’exclusion. L’exemple des zones à faibles émissions – qui consistent à interdire progressivement la circulation des véhicules polluants dans les villes – est un cas d’école : si leur impact environnemental est avéré, elles présentent le risque d’un « archipel » des territoires et amplifient les disparités socio-spatiales car la le coût d’accès aux véhicules électriques est généralement trop élevé pour les ménages à faibles revenus.
Cette difficulté à concilier justice sociale et écologie est bien identifiée, et fait l’objet d’une attention croissante, notamment au niveau européen. Dans le cadre du forfait Convient pour 55la Commission européenne a mis en place un Fonds social pour le climat doté de 65 milliards d’euros sur la période 2026-2036 pour soutenir les mesures visant à réduire les émissions du transport routier et des bâtiments en réduisant les coûts pour les ménages, les microentreprises et les utilisateurs vulnérables. En France, la ministre de la Transition écologique, de l’Énergie, du Climat et de la Prévention des risques Agnès Pannier-Runacher a évoqué lors de la conférence de lancement d’InfraVision le 6 novembre que « pour que l’écologie facilite un véritable partage de la valeur, nous devons construire un cercle vertueux où décarbonisation, réindustrialisation, création d’emplois et lutte contre le changement climatique vont de pair.
Agir ensemble pour réussir la « transition juste » des infrastructures
Dans ce contexte, garantir l’acceptabilité d’un projet d’infrastructure par les populations locales, son adéquation aux besoins réels des collectivités et son accessibilité pour tous (y compris les personnes âgées ou handicapées) sont trois briques essentielles pour générer un maximum de dividendes sociaux. ” Pour chaque nouveau projet, L’engagement des parties prenantes locales doit être inclusif, en accordant une attention particulière à l’inclusion des populations marginalisées et des communautés dites « difficiles à atteindre ». souligne Sadie Morgan, co-fondatrice du cabinet d’architectes dRMM.
Si les projets d’infrastructures accordent de plus en plus d’importance et de moyens à l’implication de toutes les parties prenantes et à la conception de systèmes les plus inclusifs possibles, l’équation devient complexe lorsqu’il s’agit de « mettre un prix » au service commercialisé. Maximiser la performance sociale et environnementale des infrastructures tout en garantissant un niveau de rentabilité suffisant aux entreprises nécessite de repenser les modèles de tarification et les paramètres des contrats avec les pouvoirs publics. La coopération, la consultation et le compromis sont essentiels, et les investisseurs ont également un rôle clé à jouer. Sans cet engagement partagé au service d’une grande ambition sociale et écologique, les infrastructures auront du mal à atteindre leur objectif premier : contribuer au vivre ensemble durable.
Par Par Gwenola Chambon, Mounir Corm, Thomas Bourleaud
Related News :