Pendant trois mois, Fanny [*]viticultrice dans le Gard, ne perçoit plus les mensualités qui lui sont dues par sa cave coopérative pour ses vendanges 2023. « Concrètement, je n’ai plus les liquidités pour acheter des engrais et des produits indispensables à la prochaine récolte. Je me demande si je continue ou pas… »
Bien évidemment, l’agricultrice se pose des questions sur la gestion de sa cave : comment était vendu le vin issu de ses vignes, en vrac ou en bouteille ? ? Et à quel prix ? « Pourquoi ma production de raisin bio est-elle payée au prix conventionnel ? ? J’ai écrit plusieurs fois à la direction pour obtenir des informations, mais je n’ai jamais eu de réponse. »
Dans les cortèges de tracteurs bloquant les routes ces derniers mois, de nombreux viticulteurs ont alerté sur la baisse de leurs revenus. « Avec plus de raisins amenés en cave, mes dépôts diminuent depuis deux ans »témoigne Bernard [*]la cinquantaine passée, vigneron dans l’Aude. Il est adhérent de la cave Vendéole, la plus grande du Languedoc-Roussillon avec 340 000 hectolitres de vin produits chaque année.
« Cela fait deux mois que je n’ai pas été payé »déplore à son tour Julien [*]sociétaire du Domaine des Celliers du Soleil à Cuxac-d’Aude, près de Narbonne. Tous trois ont demandé l’anonymat par crainte de représailles s’ils critiquent ouvertement la structure avec laquelle ils travaillent financièrement. « mains et pieds liés ».
Le “ deuxième église du village »
Les caves coopératives ont été créées il y a plus d’un siècle comme outil de mutualisation des moyens de production. En France, 570 caves coopératives produisent 60 % de raisins destinés à la vinification et à la vinification 37 % (hors Cognac). En Occitanie, premier vignoble national en termes de superficie agricole, il y en a 230. Ils sont gérés par un conseil d’administration élu par les adhérents. « Quand tout va bien, c’est le meilleur outil du mondeavoue Anaïs Amalric, vigneronne depuis trois générations et trésorière de la cave Moussac, dans le Gard. Et quand il y a des crises, chacun remet en question sa structure. »
Le vigneron s’engage à livrer tout ou partie de sa récolte. « En règle générale, les établissements vinicoles opèrent dans le cadre de contrats de cinq ans. Si vous partez avant, vous versez une indemnité qui peut correspondre à des dizaines de milliers d’euros »explique Fanny. En échange, le domaine s’occupe de la vinification, du stockage et de la commercialisation du vin. Le coopérateur reçoit un acompte mensuel calculé en fonction des ventes.
« Ce système permettait d’investir dans du matériel et de produire des piquets que chacun produisait dans son coin »poursuit Anaïs Amalric. En Languedoc-Roussillon au début du XXe siècle, la cave coopérative devient la « deuxième église du village ».
Selon les Vignerons Coopérateurs, il existe une centaine de caves en grave difficulté financière en raison d’une crise de surproduction affectant notamment la production de vin rouge bon marché destiné à la grande distribution et à l’exportation. Rien que dans les supermarchés, les ventes de vin rouge ont diminué, passant de 5,1 millions à 3,5 millions d’hectolitres entre 2017 et 2023. [1].
Le contrôle du commerce
Conséquence de l’atonie du marché : les commerçants, intermédiaires qui achètent et revendent les vins, souvent après les avoir transformés ou conditionnés en bouteilles, ne viennent pas récupérer la production comme ils avaient promis de le faire. Engendrant des problèmes financiers, explique Anaïs Amalric : « Les caves ne sont payées qu’une fois le vin retiré. Vous pouvez réserver tout votre vin et ne pas avoir empoché un centime. Certaines caves se retrouvent donc sans trésorerie et ne peuvent plus payer les cautions de leurs adhérents. »
Les vignerons sont empêtrés dans un modèle contradictoire. D’un côté, les cuves sont pleines et le vin ne trouve pas acheteur. D’un autre côté, ils doivent s’efforcer de maintenir des rendements élevés malgré le changement climatique qui affecte les récoltes. « Sans faire des volumes, tu ne peux pas vivreexplique Christophe Rouvin, vigneron dans le Gard, membre de la cave galicienne. Vous êtes payé à l’hectolitre, dont vous devez déduire les frais de cave. A l’époque, j’étais payé 130 euros l’hectolitre. En 2022, plus de 110 euros. Si les prix baissent sur les marchés, votre seule marge de manœuvre est le volume. »
Aujourd’hui, générer du volume ne suffit plus pour être sûr de vendre son vin. Si les viticulteurs veulent atteindre le seuil de rentabilité, ils doivent augmenter « en qualité » à respecter le cahier des charges de leurs appellations. « Les commerçants demandent [le label] Haute valeur environnementale, ou désormais Terra Vitis. Avant, cela permettait de gagner plus. Maintenant, c’est le minimum syndical si tu ne veux pas vendre à perte »explique Bernard.
Dans les chais, la multiplication des labels de qualité a nécessité d’augmenter le nombre de cuves pour ne pas mélanger les raisins labellisés (label bio, IGP, AOC) avec d’autres et garantir la traçabilité des produits. En fait augmenter la durée de la récolte.
« De mon temps, en trois semaines, les vendanges étaient faitesraconte Alain Boyer, 76 ans, président de la cave gardoise de Gallician depuis vingt ans. Avec l’encombrement des caves, nous sommes obligés d’étaler la réception des raisins dans le temps. ; les raisins ne sont donc pas toujours récoltés au meilleur moment en terme de maturité. Cela entraîne également des pertes pour le producteur. »
« Ils distribuent les miettes aux agriculteurs »
Les plus petites caves qui n’ont pas pu investir dans ces nouvelles normes ont été absorbées par leurs voisins. Ces dernières années, les fusions se sont accélérées, notamment pour les domaines viticoles spécialisés à l’export. En 2022, dans l’ancien Languedoc-Roussillon, 165 caves produisaient autant (8,6 millions d’hectolitres) que les 212 structures qui existaient encore en 2010 (8,5 millions d’hectolitres).
C’est le cas de la cave Vendéole, dans l’Aude, issue de la fusion en 2021 de la cave Malepère, à Arzens, et de la cave Razès, à Routier. Bernard, de peur que l’outil n’échappe au contrôle des vignerons, s’est opposé à cette fusion. « Le secteur s’inspire du modèle des coopératives laitières et céréalières. Les caves coopératives s’agrandissent de plus en plus, soi-disant pour vendre le vin, mais au final, cela devient industriel, elles gagnent de l’argent et distribuent les miettes aux agriculteurs. »
« Le sentiment d’être dans une multinationale »
Même son de cloche avec la cave des Celliers du Soleil, regroupant 600 adhérents et 2 500 hectares de vignes, issue de la fusion de quatre caves coopératives de l’Aude et des Pyrénées orientales. « Quand je suis allé à l’assemblée générale, j’ai eu l’impression d’être dans une multinationaletémoigne Julien. Nous détenons des actions dans des sociétés de négoce et de holding, mais au final, où va l’argent ? ? C’est occulte. Et vous n’avez plus les comptes automatiquement à l’assemblée générale, c’est seulement si vous les demandez. »
La cave des Celliers du Soleil détient des parts dans le groupe Vinadeis qui regroupe 32 domaines et châteaux, et 10 caves coopératives. Récemment, le groupe a fusionné avec Cordier by InVivo, filiale du groupe InVivo, propriétaire des franchises Gamm Vert et Jardiland et qui a réalisé un chiffre d’affaires de 12,4 milliards d’euros en 2023.
Un modèle à réinventer
Dans le Gard, le nombre de coopératives est passé de 70 à 58 en dix ans. Mais certaines voix s’élèvent contre l’avènement de ces grandes structures : « Je souhaite rester dans une cave à taille humaine où lorsqu’on refait une étiquette, on peut demander leur avis aux coopérateurs »fait valoir Anaïs Amalric, également présidente de la Mutualité sociale agricole du Gard. Mais il invite également les coopérateurs à prêter davantage attention au fonctionnement de leur outil commun. « Comme dans le monde associatif en général, la structure s’appuie toujours sur quelques bénévoles. Les autres apportent juste leurs raisins »observe-t-elle.
« Personne ne brigue la présidence »confirme Alain Boyer. Il décrit les difficultés qu’il a eues dans les années 1990 à diversifier les sources de revenus de sa structure de 60 viticulteurs pour ne plus dépendre du seul négoce. Il a d’abord fallu convaincre les coopérateurs de se tourner vers la qualité et pour cela accepter de réduire leur production.
« Un pari risqué, mais réussi puisque les prix étaient plus rémunérateursdit-il. C’est aussi parce que nous avons investi dans les ventes. Il nous a fallu vingt ans pour passer du 10 % de marketing direct à 60 ans %. Notre chiffre d’affaires est passé de 5 à 10 millions d’euros. »
« Il y a des caves qui fonctionnent bien. Ce sont ceux qui savent s’adapter à la demande des consommateurs. Dans l’Aude, de nombreux vignerons souhaitent irriguer les vignes pour produire davantage et poursuivre le phyto [les produits phytosanitaires] : tout ce dont le consommateur ne veut pas. La profession doit aussi se remettre en question »plaide Bernard.
Il a plutôt proposé de planter des cépages adaptés au changement climatique et d’organiser des événements dans les vignobles. Mais il s’est heurté à un mur dans la profession. « Le bio ou le changement climatique restent tabous dans nos instances syndicales, dominées par FNSEA. La France est en retard… »
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