Né en 1975 et ayant étudié aux Beaux-Arts de Paris dans les années 2000, Abdelkader Benchamma se consacre très vite à la pratique du dessin, qu’il mélange de plus en plus avec d’autres médiums. Il parle de la survie des mythes et des croyances au sein de nos sociétés contemporaines, parfois en manque de sens, et du poids de l’invisible… À l’encre, à la plume ou au fusain, son trait vif crée des liens entre le passé et le futur, interrogeant nos modes de perception et de compréhension. du monde.
Comment vous êtes-vous préparé au Prix Marcel Duchamp 2024 ?
Comme je savais que nous disposions chacun d’un espace de 100 m2, j’ai vite pensé à réaliser une grande installation regroupant différentes thématiques et manières de produire. Le dessin reste la base de mon travail, mais explore des formes qui vont aussi vers la gravure, l’inspiration scientifique ou encore la fresque, l’installation, l’animation et la vidéo.
Né en 1975, Abdelkader Benchamma étudie aux Beaux-Arts de Paris dans les années 2000. © Hugues Lawson Corps
Ces mouvements sont accompagnés de micro-récits que l’installation peut développer sans début ni fin. J’ai conçu une œuvre globale qui disparaîtra en partie avec l’exposition, car certains dessins sont réalisés directement sur les murs, d’autres de forme irrégulière et non encadrés. Ils interagissent avec des vidéos animées, évoquant une grotte onirique ou un espace céleste peuplé de créatures mystérieuses. J’aime être hors du - et explorer les mythes du passé autant que les histoires du futur.
Au bout des mondes d’Abdelkader Benchamma, présenté en 2024 dans l’exposition Prix Marcel Duchamp au Centre Pompidou à Paris. © Tanguy Beurdeley
Ces récits peuvent-ils s’inscrire dans une réflexion plus globale sur l’uchronie, sur laquelle vous semblez travailler depuis plusieurs années ?
J’aime, en effet, imaginer d’autres possibilités ou temporalités. Ici, ce sont des vues de la terre prises depuis l’espace, évoquant une cellule attaquée par des milliards de points qui sont des débris de satellites, ainsi qu’une réflexion sur le - des origines. C’est aussi lié à ce qui reste et à ce qui disparaît dans l’exposition… de l’ordre du sacré ou du profane. J’ai créé une installation immersive, se révélant dans l’obscurité et donnant une texture un peu particulière au lieu… quelque chose de réel et de onirique. Dans mon travail, je m’intéresse beaucoup aux mythes, dont certains continuent d’être présents aujourd’hui au cœur d’une humanité toujours à la recherche de signes, de croyances, de preuves, de liens… a fortiori dans les périodes d’inquiétude. Cela parle de vision, de persistance rétinienne, de formes hallucinatoires et de paréidolie.
Vue de l’exposition « Cosma » d’Abdelkader
Benchamma au Templon à Paris en 2023 © Tanguy Beurdeley
Pourquoi la question de savoir comment nous regardons les choses en fonction de notre propre héritage culturel est-elle si importante ?
C’est une des réflexions centrales de mon travail, même si je suis aussi happé par mon propre héritage et mon regard… Jean Clottes avait écrit sur les peintures rupestres à partir d’une vision assez chamanique. Il évoque la possibilité d’être dans des états seconds via la musique, la transe ou par des substances hallucinogènes lors de leurs réalisations. Je mène également cette réflexion sur les images. Comment arrivent-ils jusqu’à nous ? Pour cette exposition, j’ai particulièrement intégré des scènes figuratives issues de reproductions que je collectionne, comme les comètes du XVIe siècle, perçues comme des créatures fantastiques ou annonciatrices. Ou encore ces descriptions de dirigeables « fantômes » du début du XXe siècle, aux Etats-Unis, alors qu’ils n’existaient pas encore. Les journaux de l’époque en parlent, mais s’agissait-il d’hallucinations, d’un phénomène optique ou d’une transcription de la presse européenne où furent testés les premiers ballons ? C’est un exemple de bégaiement du réel, une fissure dans la science-fiction, témoignant de notre conception ou de notre simplification du monde.
Vue de l’exposition « Géologie des inondations » d’Abdelkader
Benchamma à la Fondation François Schneider à Wattwiller en 2023 © Isabelle Arthuis
Vous avez également beaucoup travaillé sur les codes de représentation, notamment sur les marbres lors de votre résidence à la Villa Médicis en avril dernier. Comment avez-vous commencé cette recherche ?
J’avais auparavant commencé à m’intéresser à ce que l’on appelle le cosmatesque, mais c’est à Rome que j’ai pu élargir cette recherche en découvrant le lien possible avec la crise iconoclaste. Car la prolifération de ces marbres correspond à l’interdiction de représenter des saints en Europe voire en Orient. Comme si les billes étaient une sorte de chemin intermédiaire jouant avec la perception. Le croyant ou le spectateur verrait la Vierge Marie, le visage du Christ ou un diable, mais l’artisan qui les a fabriqués pourrait dire qu’il s’agissait simplement du motif de la pierre, comme un test de Rorschach.
Abdelkader Benchamma, Engramme – Souterrain , 2023 © Courtesy des artistes et TEMPLON, Paris – Bruxelles – New York. Photo © Charles Roussel
Il y a très peu d’écrits sur ce sujet, même si Georges Didi-Huberman en parle dans Fra Angelico : Dissemblance et figuration. Il insiste sur cette notion de corps absent qui hante le christianisme. Ce corps qui a souffert mais s’est évaporé des veines du marbre… A Rome, certains marbres sont comme des corps symétriques, à la fois très charnels et anatomiques. C’est assez inquiétant…
Pouvez-vous également glisser des messages cachés dans vos dessins ?
Comme pour les billes, lorsque je dessine, j’essaie d’être entre les deux, ni figuratif ni abstrait. J’aime l’idée que le spectateur voit quelque chose en se souvenant de l’avoir vu ailleurs… J’essaie d’aller au-delà de la vision et de créer un dessin que l’on voit, mais que l’on ressent en même -, un lieu de résonance physique, psychologique et mentale.
Durant vos études aux Beaux-Arts de Paris, vous vous êtes passionné pour la technique du dessin. Pourquoi cela vous a-t-il particulièrement marqué ?
J’en suis diplômée avec une installation mêlant dessins, textes et sculptures, qui s’intéressait déjà aux univers parallèles. Mon dessin en noir et blanc est apparu à ce moment-là. J’ai aussi beaucoup peint et admiré par exemple les tableaux de Marlène Dumas mais aussi les portraits du Fayoum et autres effigies funéraires un peu mystérieuses. Ensuite, j’ai beaucoup lu des écrivains de l’absurde, comme Franz Kafka, Samuel Beckett ou William Burroughs, notamment ses travaux sur le langage. De ses lectures est né un dessin en noir et blanc, proche de l’univers de la bande dessinée et que je voyais comme une sorte d’écriture. Des scénarios me venaient et j’essayais de les retranscrire le plus simplement possible, au stylo noir sur papier blanc, en y ajoutant parfois du texte. Petit à petit, j’ai créé des ramifications et le dessin s’est développé hors de son cadre. La question de l’espace a toujours été présente dans mon travail.
Vue de l’exposition « Signes » d’Abdelkader Benchamma au Templon à Bruxelles en 2020 © Isabelle Arthuis
Le définiriez-vous d’ailleurs uniquement par le médium du dessin ?
De manière assez générale, ce que j’aime c’est donner une matérialité à quelque chose et le dessin a cette capacité de toujours conserver un caractère un peu mystérieux, non réel. Pour moi, le dessin est lié à l’imaginaire, car ce jeu avec les espaces blancs, les vides et la réserve l’est aussi avec l’invisible. Ce rapport à ce qui existe sans que l’on le voie et, plus généralement, à la question de la croyance et de la déconstruction des mythes est au cœur de formes de nouvelles philosophies, dont parle notamment Mohamed Amer Meziane. C’est tiré de son livre Aux confins des mondes. Vers une anthropologie métaphysique d’où est issu le titre de mon exposition. Une partie de ma famille, en Algérie, vivait avec une forme de magie complètement intégrée à la vie, donc j’ai aussi grandi avec cette conception du monde.
Entretien avec Abdelkader Benchamma | Prix Marcel Duchamp 2024 | Centre Pompidou
Related News :