INTERVIEW CROISÉE – Ils incarnent une mère et son fils dans Leurs enfants après euxl’adaptation du Prix Goncourt de Nicolas Mathieu. Entre cette actrice exigeante et ce prodige montant, la complicité est évidente.
Entre eux deux, il y a une évidence narrative, l’impression de les avoir déjà vus ensemble au cinéma. Pourtant non, même s’ils avaient des cinéastes ou des partenaires en commun, comme Christophe Honoré ou Romain Duris ; des ponts fictionnels, comme une généalogie cinématographique. Ces jours-ci, Ludivine et Paul se croisent enfin et véritablement dans Leurs enfants après euxadaptation du roman de Nicolas Mathieu, prix Goncourt 2018 et succès éditorial avec plus de 700 000 exemplaires vendus. Fresque générationnelle ambitieuse portée par une bande-son endiablée (Metallica, Red Hot Chili Peppers, mais aussi Johnny Hallyday et Francis Cabrel), le film est signé des frères jumeaux d’à peine trente ans, Ludovic et Zoran Boukherma.
Évocation charnelle de la France des années 1990, Leurs enfants après eux suivez, pendant quatre étés, les amours contrariés de deux adolescents, Anthony (Paul Kircher) et Stéphanie (Angelina Woreth). Avec en toile de fond l’Orient et ses hauts fourneaux abandonnés. En mère dure mais généreuse, Ludivine Sagnier est impeccable. De séries internationales (Lupin, Franklin) dans des films d’avant-garde (Kore-eda, Honoré ou Ozon, son « père » du cinéma), celle qui a débuté sa carrière à l’âge de 9 ans impressionne à chaque fois, une actrice en constante réinvention dont le spectre ne cesse de s’élargir.
C’est aussi une citoyenne engagée, qui préfère l’action discrète mais constante aux discours tonitruants : à sa sortie des plateaux, Ludivine Sagnier ne cesse de travailler dans le cinéma, puisqu’elle transmet son savoir aux aspirants comédiens et cinéastes au sein de l’école de cinéma Kourtrajmé, qu’elle a monté avec les réalisateurs Ladj Ly (Les Miserables) et Kim Chapiron (le père de ses deux dernières filles).
De son côté, Paul Kircher, jeune loup candide, dévore littéralement l’écran dans Leurs enfants après eux. Fils des acteurs Irène Jacob (vu notamment avec Krzysztof Kieślowski) et Jérôme Kircher, il est, à 22 ans, le talent incandescent pour lequel se bat le cinéma français qualifié d’« auteur ». Moue boudeuse, yeux noirs, cheveux ébouriffés, il donne corps, à travers ses films, à la souffrance adolescente dans toute sa noirceur et sa pureté. En 2022 (avec Le lycéen), puis en 2023 (avec Le règne animal), il est nominé au César de la révélation masculine.
Et pour Leurs enfants après euxil a reçu le prix Marcello-Mastroianni au dernier Festival de Venise – un grand présage. En ce jour d’octobre à Paris, Paul Kircher n’est plus l’adolescent rebelle et nerveux qu’on connaît à l’écran. C’est un jeune homme calme, bavard et joyeux, qui s’amuse avec le chien espiègle de Ludivine Sagnier sur ses genoux. Pas encore tout à fait habitué à l’exercice de l’entretien, Paul Kircher prend le temps de trouver les mots justes avant de répondre, sollicitant l’approbation de Ludivine. Bienveillante, maternelle, elle le regarde du regard. Entre rires étouffés et échanges, la complicité des deux saute aux yeux. Entretien croisé.
Madame Figaro. – Adapter un livre qui a tant touché le public, comment s’y prendre ?
Ludivine Sagnier. – Il y a toujours l’écueil possible de décevoir ceux qui se sont approprié l’histoire… Moi aussi, j’avais lu et adoré le roman de Nicolas Mathieu à sa sortie, bien avant le projet d’adaptation. C’est un livre que j’ai recommandé à de nombreux amis. Alors quand Ludovic et Zoran Boukherma m’ont proposé de participer à leur film, c’était l’occasion de donner vie à ces personnages. Leur adaptation est assez fidèle, même s’il y a quelques ellipses. Nicolas Mathieu ne s’attendait pas à ce que son roman soit adapté à la lettre – ici, c’est vraiment l’énergie qui prime. Pendant le tournage, j’ai utilisé le livre, qui était pour moi comme une bible et m’a aidé à construire le personnage de la mère, Hélène. Tout ce qui n’était pas dit dans le scénario, je l’ai retrouvé dans le roman, un peu à l’image des mises en scène.
Paul Kircher. – Chaque jour, pendant les trois semaines de tournage, je voyais Ludivine arriver avec son livre… Elle relisait souvent quelques pages avant de tourner une scène. J’ai découvert le roman en même temps que le scénario, et j’ai découvert mon personnage, Anthony, sans même penser au livre…
Dans le film, les années 1990 sont un véritable personnage… Que représente pour vous cette décennie ?
LS – J’ai adoré les années 1990, c’était mon adolescence – une adolescence très heureuse. Rétrospectivement, cette époque me semble particulièrement légère… Quand on compare avec les années 2000, 2010 ou 2020, on se rend compte que nous avons eu beaucoup de chance d’avoir été adolescents à cette époque. Les années 1990 sont pour moi beaucoup de nouvelles sensations. Évidemment, surtout la musique ! A l’époque où j’ai découvert la techno, j’écoutais beaucoup Radio FG, et puis bien sûr, ce fut l’avènement du hip-hop… J’ai l’impression qu’à l’adolescence, la musique nous envahissait. Posséder enfin un album CD que vous aviez sauvegardé pendant des semaines signifiait vraiment quelque chose ! C’est peut-être moins le cas aujourd’hui, il y a beaucoup plus de productions, plus de diffusions, et tout est un peu dilué avec le streaming… Mais je ne suis pas nostalgique. Sur le tournage, on avait vraiment l’impression d’être dans un film d’époque, avec tellement d’attention portée aux détails de la culture populaire, aux vêtements, aux loisirs, aux décors, etc. Par exemple, dans le film, mon personnage conduit une Opel Kadett bleu clair, exactement celui que possédaient mes parents ! Me retrouver au volant de cette voiture m’a immédiatement ramené à mon adolescence. J’étais là, à la place de ma mère.
PK – Les années 1990, je ne les ai pas connues, évidemment, donc je ne peux pas dire si on embellit cette période… Je ne suis pas non plus quelqu’un de nostalgique, j’aime y être maintenant. Pour moi, la décennie de années 90 évoque avant tout une époque colorée et chaleureuse. Et puis, la musique : Nirvana, les Pixies… La musique, c’est vraiment le cri de cette vallée perdue de l’Est racontée dans le film. La bande originale de ces gens qui s’aimaient et se quittaient.
L’un des sujets du film est cette France désindustrialisée, périphérique et oubliée. est-ce que ça vous parle ?
LS – Le livre comme le film parlent de déterminisme social. Le personnage de Stéphanie me touche particulièrement. Cette jeune fille, qui va s’arracher à son milieu ouvrier, quitter sa région, aller à Sciences Po à Paris, va se heurter à la violence de ce que signifie être « transfuge de classe »… Être transfuge n’est en aucun cas un bonheur garanti. En arrivant dans la capitale, elle se rend compte qu’elle n’est pas de ce milieu, qu’elle n’en a pas les codes. Cela illustre la relativité des classes : nous sommes toujours le redneck de quelqu’un. Le déterminisme social est mon combat dans la vie. Et c’est ce sur quoi je travaille depuis plusieurs années à l’école de cinéma Kourtrajmé, située à Montfermeil, en banlieue parisienne. Une école ouverte à tous, gratuite, sans condition de diplôme. J’y dirige la section Production et Design, j’accompagne les étudiants, c’est très concret. Ce travail porte ses fruits, nous voyons travailler de plus en plus les acteurs et actrices que nous avons formés. J’ai la satisfaction de travailler, à mon échelle, à enrichir notre société.
Paul, tu as commencé comme acteur après avoir choisi la musique. quel a été le déclencheur ?
PK – Jouer a toujours été important pour moi, mais cela n’a jamais été un projet. Quand j’étais plus jeune, j’aimais être sur scène, donner des petits concerts, c’était tout. Mes parents m’ont évidemment montré beaucoup de films, mais je n’en ai pas gardé beaucoup de souvenirs, à part peut-être Charlie Chaplin ou Louis de Funès que j’adorais étant enfant. Ce n’est que vers 18 ans, lorsque j’ai commencé mes études de géographie, que j’ai commencé à regarder beaucoup de films tout seul, me constituant ainsi une cinémathèque mentale. J’adorais les films comme La nuit nous appartient, de James Gray, avec Joaquin Phoenix, ou A la fin de la course, de Sidney Lumet, avec River Phoenix. Un autre grand film sur l’adolescence, que Christophe Honoré m’a recommandé de voir, est À nos amoursde Pialat.
Paul, dans vos films, vous incarnez souvent un adolescent en transition, ou en pleine transformation physique… qu’est-ce qui vous attire dans ce type de personnage ? ?
PK – L’adolescence est une quête d’identité, une construction en cours. On ne sait pas trop ce qu’on veut, on a des rêves plein la tête, comme mon personnage qui veut aller au Texas… Avec Leurs enfants après euxJ’ai tout de suite vu une opportunité de travailler à nouveau sur le corps, l’évolution physique d’un personnage. C’était génial d’explorer ce que ça fait d’avoir 14 ans dans cette superbe histoire, à la fois tragique et drôle. Au moment de Règne animalJ’avais travaillé avec un chorégraphe qui m’a appris à développer un vocabulaire corporel, à changer ma façon de bouger lorsque mon personnage entame sa transition vers son « devenir animal »… Pour mon prochain film, que je vais tourner avec Hubert Charuel (le directeur du Petit Paysan, NDLR), je joue un personnage plus âgé, je sors enfin de l’adolescence…
LS- On a tendance à se tromper sur Paul, à croire qu’il est devenu acteur grâce à sa personnalité, son charisme, sa nature. C’est très limitant, je trouve, car c’est un acteur qui travaille beaucoup. Il est très attaché aux détails, il travaille de manière très subtile et consciencieuse. Sa transformation physique dans le film est époustouflante. Je pense que son travail de composition pour Le règne animal l’a éclairé pour devenir Anthony. Au début du film, il ressemble vraiment à un grand adolescent, raide, à la démarche maladroite… Il l’a tellement bien fait pendant le tournage que je lui ai souvent dit : “Arrête de marcher comme ça !” Cela m’énervait, un peu comme une mère avec son fils. Et puis, son personnage s’ancre de plus en plus dans le sol, il développe une forme de solidité, c’est assez extraordinaire.
Nous sommes toujours le redneck de quelqu’un
Ludivine Sagnier
Paul, Ludivine était ta marraine pour les Césars 2024. Donne-t-elle de bons conseils ?
PK – Je me sens très chanceux d’avoir travaillé avec elle, nous avons été proches tout de suite, nous sommes très proches. J’adore l’observer dans son jeu, et dans sa façon d’être elle-même. Je lui ai posé beaucoup de questions sur ses débuts dans sa carrière – elle a commencé étant enfant. Quand elle me parle de ses échecs ou de ses doutes du moment, je me reconnais. Et je me dis que même en traversant les ennuis que je traverse, on peut s’en sortir !
LS – Parfois je le préviens, j’essaie de lui rendre utile mon expérience. Je ne sais pas pourquoi, je veux qu’il soit heureux. Et puis, je me reconnais dans ses parents, que j’aime beaucoup et que je connais depuis longtemps, avant même sa naissance. Le climat familial et les valeurs qui lui ont été transmises, tout me parle. Paul pourrait être mon fils… C’est bien, je n’en ai pas, je n’ai que des filles !
Leurs enfants après eux, de Ludovic et Zoran Boukherma, avec Ludivine Sagnier, Paul Kircher, Sayyid El Alami, Angelina Woreth, Gilles Lellouche… Sortie le 4 décembre.
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