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« L’Amant » fête ses 40 ans… Regard sur le fabuleux Goncourt de Marguerite Duras

Il y a des livres comme celui-là qui font battre le cœur un peu trop vite rien qu’en voyant le titre sur la couverture. En fait c’est faux, ils sont très rares, moins nombreux que les doigts d’une main. Bien sûr, dans ce cas, l’éternel et merveilleux liseré bleu sur fond blanc immaculé des Éditions de Minuit n’est pas du tout dans l’effet produit. Tout comme le mythe caché dans ces sept personnages – apostrophe comprise – que Marguerite Duras a fait entrer dans la légende d’une enfance brisée et pourtant agréable, « l’amant ».

Mais ce léger tremblement de l’être qui surgit de manière incontrôlable en lui-même est dû à autre chose. Peut-être avec la dangereuse promesse d’une comparaison avec le souvenir de l’émotion provoquée par la première lecture, puis les suivantes, toutes les suivantes, on ne les a jamais comptées, ça se confond avec la vie, avec notre vie, on ne l’a pas nous les avons comptés, essayons de nous rétablir, nous nous sommes perdus, nous nous sommes retrouvés et avons encore perdu ; puis on caresse le livre, on croit avoir le choix, ce n’est pas le moment, ça va nous mener trop loin, on le pose avec peur, pfffff, comme si cette pudeur nous protégeait de nous-mêmes, c’est trop tard, trop tard, cela n’a aucun sens, une fois goûté, de prétendre pouvoir échapper à cette brutalité, cette férocité, cette tristesse, ce désir, ce désespoir, voire cet espoir, puisqu’il n’en existe qu’une, malgré tout, une seule, immense, obsessionnelle : l’écriture. Ah, l’écriture, une certitude agaçante et consolante qui, pour Duras, agit, presque à chaque page, comme une entaille bleue dans le ciel pesant de l’enfance. ” J’écrirai des livres. C’est ce que je vois au-delà de l’instant, dans le grand désert sous les traits duquel m’apparaît l’étendue de ma vie. »

Rentrée littéraire : « Il faut bien aimer pour écrire » (Yasmina Reza)

Pendant ce temps, nous revenons avec elle pour un tour, enfin une traversée : l’indépassable – et l’indépassable – passage d’un ferry sur le Mékong avec la petite fille au chapeau d’homme, de l’insolence et de l’enfance (15 ans et demi, souvenez-vous), avec les chaussures en lamé et la robe en soie portées jusqu’à la transparence. Cette photo qui n’existe pas, Duras est restée gravée dans nos âmes. Comme ces mots qui finissent par faire le son, rocailleux et irrésistible, du torrent d’intensité qu’ils dépeignent : « Il me traite de pute, espèce de sale, il me dit que je suis son seul amour, et c’est ce qu’il a à dire et c’est ce que nous disons quand nous laissons faire, quand nous laissons le corps faire et chercher et trouver et prendre ce que il veut, et là tout va bien, il n’y a pas de gaspillage, les déchets sont couverts, tout va dans le ruisseau, dans la force du désir. »

Jane March dans « L’Amant », le film de Jean-Jacques Annaud d’après le livre et sorti en salles en 1992. (Crédits : LTD/John Foley/opale.photo)

C’est précisément cela, presque au sens littéral, de « l’écriture commune » à la clarté de laquelle Duras touche dans L’amant. Et qu’elle identifie et baptise ainsi, précisant qu’ils doivent tous être décédés, la mère et les deux frères : ” Même pour les souvenirs, il est trop tard. Maintenant, je ne les aime plus. Je ne sais plus si je les aimais encore. Je les ai laissés. Je n’ai plus le parfum de sa peau dans ma tête ni la couleur de ses yeux dans mes yeux. Je ne me souviens plus de la voix, sauf parfois celle de la douceur avec la fatigue du soir. Je n’entends plus les rires, ni les rires, ni les cris. C’est fini, je ne m’en souviens plus. C’est pourquoi j’écris maintenant sur ce sujet si facilement, si longtemps, si allongé, que c’est devenu une écriture courante. »

Dans L’amant – et c’est ce qui donne cette consistance fatale à un livre aujourd’hui traduit en quarante-quatre langues – l’écriture parvient à investir la mère, justement, mais aussi le reste, tout le reste : la désintégration de l’enfance, le manque d’argent, l’amour qu’on fait et l’amour qu’on ne dit pas, le silence, les coups, la chair, le mal, le ciel équatorial, le tristement célèbre quartier de Cholen, le corps de notre amie retraitée Hélène Lagonelle, etc.

« Écriture commune », donc. Voyez comment cette éblouissante notion d’exactitude naît de la simple union de ces deux mots. Marguerite Duras l’explique dans quelques entretiens judicieusement republiés après le livre. Au libraire Hervé Le Masson, il a assuré, en Le nouvel observateur du 28 septembre 1984, soit vingt-cinq jours après la publication du L’amant: « Écriture commune, […] c’est celui qui ne se montre pas, qui court sur la crête des mots, celui qui n’insiste pas, qui a à peine le temps d’exister. »

L’Amant Marguerite Duras, Éditions de Minuit, 192 pagine, 19 euro. (Crediti: LTD)

Duras est-il toujours plus émouvant que lorsqu’il parle d’écriture, ce qu’il fait sans cesse ? C’est une grâce (un mot qui lui convient malgré elle) de la retrouver, de l’écouter. “ Qu’est-ce qu’écrire ? Quelle est cette voie parallèle, cette trahison fondamentale de chacun et de soi-même ? Quelle est cette nécessité mortelle ? » s’interroge la critique littéraire Marianne Alphant – entretien, également reproduit ici, publié le 4 septembre 1984 dansLibération. Quelle belle initiative des Éditions de Minuit d’avoir enrichi la réédition du texte – un don en soi – de quatre des entretiens accordés par l’écrivain à l’occasion de la sortie du livre et au lendemain du sacrement par l’Académie de Goncourt.

« Écrire est moins difficile que danser » (Emily St. John Mandel, écrivain)

Il faut voir comment, lorsque Marianne Alphant elle-même fut spécialement envoyée à Trouville pour recueillir les commentaires de la nouvelle lauréate (enLibérationdu 13 novembre 1984), ce dernier a blessé :« Les Goncourt m’ont donné cette récompense parce qu’ils croyaient qu’il était possible de me la remettre. Parce qu’ils ne trouvaient pas de raison pour me refuser. Parce qu’ils n’ont pas hésité à me donner le prix. Dans la société ancienne et récente, le prix était donné par habitude. Nous ne l’avons pas donné, même par habitude. Le prix a été décerné aux histoires. Aux gens qui étaient jeunes. Le Goncourt était devenu un prix pour encourager une certaine littérature. Du coup, je crois qu’ils se sont dit : “Pourquoi ne pas donner le Goncourt au livre qui mérite le Goncourt ?” […]

Marianne Alphant :Alors encore cette fameuse insolence ?

Marguerite Duras :Toujours, oui. Mais vous confondez, c’est du narcissisme. »

Nous l’aimons, nous l’aimons, nous l’aimons.

 
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