L’accumulation de preuves – sur Archipels par Hélène Gaudy
Par Laurent Demanze
Et Archipelsle très beau livre, d’Hélène Gaudy constitue une histoire de filiation, composant par fragments et facettes le portrait d’un père, il se développe à l’envers de J’aime ça par Annie Ernaux ou par Des petites vies de Pierre Michon, dans un dialogue vivant avec son père, qui lui confie des cahiers, lui ouvre grand son atelier, permet à l’écrivain d’avoir toutes les pièces en main pour reconstituer le puzzle d’une identité.
Un homme disparaît : la formule, transposée du célèbre film d’Alfred Hitchcock, décrit le discret mouvement d’effacement qui emporte doucement le père d’Hélène Gaudy et crée l’urgence de dresser son portrait. Telle une île de Louisiane, qui porte le prénom de son père et s’enfonce chaque jour davantage, cette silhouette familiale s’efface et s’efface dans le mystère.
Dans cette première comparaison, l’imaginaire marin de l’écrivain trouve son expression : Vues sur la mer a Un monde sans rivageen passant par Une île une forteresse, un sillon maritime parcourt l’œuvre et une fascination ambivalente pour le motif de l’île. Si l’extraction pétrolière, l’érosion marine et les effets de l’Anthropocène rendent vaine la volonté de sauver cette île de Louisiane du naufrage, il est encore temps de sonder le mystère d’un individu, de saisir son existence sous la surface de sa discrétion, de reconstituer l’histoire d’un individu. parcours de quelqu’un qui, comme Georges Perec, dit n’avoir aucun souvenir d’enfance.
Enquêter sur ses parents, dresser des généalogies lointaines, rendre hommage à des figures oubliées de l’album de famille, c’est devenu un genre littéraire : le récit de filiation, selon le terme proposé par Dominique Viart. Mais de tels portraits de famille sont réalisés la plupart du temps depuis la mort des ancêtres et le livre compose alors une sorte de tombeau, pour conserver la mémoire et rendre hommage. Si Archipels d’Hélène Gaudy constitue une histoire de filiation, composant par fragments et facettes le portrait d’un père, elle se développe à l’envers de J’aime ça par Annie Ernaux ou par Des petites vies de Pierre Michon, dans un dialogue vivant avec son père, qui lui confie des cahiers, lui ouvre grand son atelier, permet à l’écrivain d’avoir toutes les pièces en main pour reconstituer le puzzle d’une identité.
Mais s’occuper du vivant n’est sans doute pas plus facile que de devoir recomposer les linéaments d’une silhouette lointaine : c’est ce paradoxe qui est le plus poignant du beau livre d’Hélène Gaudy. Que savons-nous réellement des « proches » que nous rencontrons souvent ? Que sait-on des désirs et de la tristesse de ces personnages qui nous accompagnent ? Après avoir longuement enquêté sur les explorateurs du Grand Nord, avoir reconstitué certains aspects de la vie d’Albert Kahn au début du XXee siècle, Hélène Gaudy tente d’identifier une figure paternelle.
« S’il était un étranger, je le verrais apparaître d’un seul coup, comme il se montre aux autres. Je pourrais enquêter sur lui, et chaque découverte ajouterait un point au dessin. Mais cette vision simple et immédiate ne me sera jamais proposée. Vivre ensemble rend myope. Les points sont tellement nombreux que le dessin est illisible. Je suis trop proche. J’enquête sur quelqu’un qui est là, devant moi, avec qui je bois du café en parlant de tout et de rien, j’enquête sur les autres lui-même, les anciens, ceux en embuscade.
Tout au long du projet, Hélène Gaudy retrouve certains paradoxes des sciences humaines : de Rousseau à Lévi-Strauss, nous n’avons cessé de valoriser le « regard lointain » et la force de la distance qui intensifie les contours, souligne les contrastes, rend visibles les aspérités. . Mais à mesure qu’on passe d’une ethnographie du lointain à une ethnographie du proche, l’écrivain mène une enquête sur le proche, à la manière de Jeanne Favret-Saada ou d’Yvonne Verdier, attentives aux relations et aux interactions, aux perturbations de la proximité.
Ce que cette révolution copernicienne bouleverse dans les écrits de la filiation, c’est le rapport aux archives et aux documents. S’efforcer de restituer des figures lointaines, déjà obscurcies par l’oubli, c’est s’occuper de quelques-uns, mobiliser une maigre moisson d’indices, tenter en vain de rassembler des pièces dépareillées : le temps a fait son œuvre, dispersant à quatre vents les témoignages, permettant de redessiner une silhouette. Au lieu de la rareté des traces, Hélène Gaudy se confronte au contraire à la profusion documentaire, à la multiplication des archives, à l’infinité des notations et des archives mémorielles : le père dont elle retrace le parcours est en fait un archiviste du présent, obsédé par le geste de se souvenir.
« Il a toujours glané et entassé. Avec ses découvertes, il construit des murs, des montagnes, des pieds au nivellement, à la dissolution, à l’oubli, la partie émergée d’une île qui seule garde le contact avec les profondeurs dans lesquelles elle s’enfonce, et dont je n’ai jamais rien su. »
Traversé par l’histoire traumatisante du XXe sièclee siècle, le père travaille contre le temps, construit des murs pour contrer l’entropie, fige l’érosion du monde, dans un atelier qui n’est pas étranger à un musée du monde, c’est-à-dire une mémoire de la planète, comme Albert Kahn dans son entreprise collective des Archives de la Planète, à laquelle Hélène Gaudy avait consacré un très bel ouvrage, Villa Zamir.
Archipels bref, renverse le modèle de l’enquête : au lieu de suivre des traces effacées, découvrant la mention aléatoire d’un nom dans les archives, déclenchant l’épiphanie des retrouvailles, Hélène Gaudy plonge dans la profusion, sinon le chaos d’une existence qui n’a jamais cessé. enregistrer, conserver, noter. Le parcours de vie d’un père confronté aux pires heures du XXe sièclee siècle et l’effacement des traces expliquent en grande partie ce souci d’accumulation. L’accumulation de preuves : la formule du collectionneur Luigi Lineri revient dans le récit pour exprimer cette obsession de l’accumulation, et souligner que dans cette sérialisation se tisse une énigme.
Si l’enquête bouge aussi, c’est parce qu’Hélène Gaudy passe d’un modèle d’enquête policière, avec du crime et une poignée d’indices, à un modèle plus proche des sciences sociales : l’enquêteur ne fait pas les morts, mais constitue l’enquête comme le espace même d’une relation ou d’une conversation, selon les belles hypothèses de Steven Prigent. Le livre oscille constamment entre les hypothèses de la narratrice, ses tentatives solitaires de reconstruction, son penchant interprétatif et les rencontres avec le père, qui nourrit l’enquête, influence ou nie certaines hypothèses et relit le livre. La figure de l’enquêteur abandonne donc un certain surplomb : cette figure n’est plus le maître de la vérité, détenteur d’un savoir supérieur sur les acteurs sociaux, comme Michelet, par exemple, pensait l’avoir dans son magistère des morts.
C’est bien la relation d’investigation, pour reprendre le sous-titre de l’essai de Steven Prigent, qui est au centre du récit : dès lors, le livre enregistre ces interactions, ces échanges, ces collaborations qui marquent une forme de co-auteur. Quelque chose s’écrit ensemble, et sans doute c’est pour que cet ensemble se constitue et se forme que le livre est fait. Ce travail sous le regard ou en compagnie d’autrui est sans doute ce qui constitue la grande justesse éthique, le sens du tact de l’écrivain, par exemple lorsqu’elle découvre les lettres de son grand-père : «Je m’arrête. J’ai voulu reproduire des passages tels qu’ils sont. Je ne peux pas le faire. Je le vois là, derrière mon épaule. Tout ce qu’il aurait détesté. Tout ce que je n’ai pas le droit de faire. Alors je répète ses paroles. Je les mélange. Je les déforme. Ils ne lui appartiennent plus. Ils n’appartiennent à personne. Il n’a pas écrit ça, pas tout à fait, ou alors nous l’avons écrit ensemble. Ce serait la première fois. »
Archipels n’est ni un tombeau du père, bien vivant, ni une tentative d’épuisement, mais de manière poignante un soulagement de la mémoire et une usine à oubli.
Il y a un goût pour le paysage dans le travail d’Hélène Gaudy, qu’elle partage avec Maylis de Kerangal et Joy Sorman. Mais ce que l’écrivain va tirer du paysage, c’est sa manière de sédimenter le temps et de matérialiser une durée : dans la mémoire lointaine des arts de la mémoire qui distribuaient les souvenirs au fil d’une architecture, Hélène Gaudy distribue les souvenirs d’une famille selon le logique d’un archipel. Le mot souligne que ni les individus ni les familles ne sont des îlots isolés, mais que les quartiers et les interactions constituent une communauté erratique, à la fois flexible et fragile. Et le travail d’écriture consiste justement à constituer ces vagues qui circulent d’un individu à l’autre, et qui en cercles concentriques disent quelque chose de l’histoire d’un siècle :
Chaque famille est une île, un écosystème enrichi ou perturbé par des espèces envahissantes, une île dont les profondeurs se situent au fond de l’eau. Si vous plongez votre main à travers la surface, des tourbillons, des cercles concentriques se forment. Si nous ne manquons ni d’énergie ni de patience, la vague se transmet peu à peu aux couches les plus sombres, et celles que l’on croyait solidifiées comme des blocs d’ambre révèlent le mouvement qui les perturbe – et qui agit toujours, au plus profond de nos pieds.
Peindre le portrait du père tresse ces liens discrets, lie son parcours à d’autres, notamment celui du grand-père. Ce geste de résonance se retrouve au sein même de l’atelier où les œuvres se font écho, comme dans un cabinet de curiosités : « Les objets se répondent, travaillent ensemble. » Le fil tendu par l’écrivain est un fil d’Ariane, serpentant de figure en épisode historique, trouvant des échos à travers le temps, au gré d’infimes coïncidences. L’écrivain accompagne cette mémoire matérielle, ce dépôt de souvenirs au creux des objets, et constitue l’atelier du père en un puzzle dépareillé, qu’on pourrait, comme dans l’Atlas d’Aby Warburg, recomposer à l’infini, pour raconter des histoires d’autres histoires.
Accumuler, construire des remparts d’objets, inventorier sans cesse : l’écrivain découvre peu à peu de manière choquante que, contrairement à un geste documentaire, permettant une preuve ou un témoignage, il s’agit plutôt d’un geste de dissimulation, de dissimulation de soi ou de disparition : « Il m’apprend son absence. Accumuler est le contraire de vivre. C’est combler le moindre vide jusqu’à s’exclure, jusqu’à se remplacer. »
Portrait du père archiviste tel un fantôme de son vivant, habité par une envie de disparaître, selon la belle expression de Dominique Rabaté. Ce renversement saisit le lecteur de manière poignante, car il renverse bien des fonctions assignées à la littérature et sa vocation testimoniale ou mémorielle : si le père enregistre et inventorie, ce n’est pas pour stocker le monde, dans un geste muséal qui le figerait. ou le mettre sous verre, mais pour pirater la mémoire. « Il n’écrit pas pour se souvenir. Il écrit pour oublier. » C’est alors l’ambition même du livre qui est bouleversée : Archipels n’est ni un tombeau du père, bien vivant, ni une tentative d’épuisement, mais de manière poignante un soulagement de la mémoire et une usine à oubli. ” Lorsque nous écrivons sur nos parents, peut-être n’avons-nous pas vraiment envie d’en savoir plus mais plutôt de déployer notre maigre savoir, d’en explorer les plis, les cachettes, pour ne plus le porter en nous comme une boîte noire, et pour mieux oublier il. En être clair, ce ne serait pas seulement savoir, mais être soulagé de ce que nous savons. Lavez votre cœur et votre mémoire. »
Cette réduction réalisée avec le père, en sa compagnie et grâce à lui, constitue le livre comme une puissante leçon d’écriture, pour reprendre la formule de Jacques Derrida : l’écriture est un pharmaceutique de mémoire, il stocke les souvenirs mais pour créer une technique paradoxale d’oubli.
Laurent Démanzé
Essayiste, Professeur de littérature à l’Université de Grenoble
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