Personne n’a jamais pris l’avion Montréal-Tunis pour apprendre à danser la salsa. Mais ce voyage, qui se veut à contre-courant, commence ainsi. Et comme le premier conseil de notre hôte, Inès Khiari (« Évitez les taxis à l’intérieur de l’aéroport, vous serez dupes »), nous a bien servi, la confiance règne en maître lorsqu’elle nous propose une halte à l’association L’Art Rue, à le coeur de la médina (la vieille ville). En chemin, elle affronte l’université de Waterloo, en Ontario, et la petite ville du Québec où son petit ami a déménagé. « Connaissez-vous L’Anse-Saint-Jean ? » On n’a pas le temps de s’attarder sur le règne de Denys IerET monarque de cette municipalité, que nous apprenons à compter les pas. Une fois la séance terminée, le jeune ingénieur propose : « Demain soir, il y a un spectacle de danse contemporaine, peut-être trouverez-vous quelque chose de plus à votre goût. » 1-0 Tunis.
Dans le gel
Station artistique B7L9. Bhar Lazreg, au nord de la ville. Un danseur de la compagnie Volcà nous informe que nous sommes en avance d’une heure. Au fil des minutes, le bâtiment aux rayures noires et blanches, qui grince sans fin dans ce quartier incertain, se remplit. Le spectacle, créé par la chorégraphe Malou Rédarès, met en vedette Aymen Trabelsi, Cédric Mbourou, Yassine Kharrat et Fatma Balti, également scénographe. Le projet Jelda s’est développé autour du thème des frontières. La polysémie du titre, qui en arabe fait référence à la peau (l’épiderme, la surface), s’exprime de la manière la plus évidente, sous les yeux d’une centaine de personnes, par d’immenses cloisons amovibles manipulées par les danseurs.
Quand Devoir rejoint Fatma Balti, est en résidence de création à Lyon. Architecte de formation, il a choisi cette discipline car elle incarne la rencontre entre la science et l’art, la relation entre l’espace et l’ergonomie du corps. Elle est venue à la danse assez tard (plutôt « de retour », car elle dansait plus jeune), avec l’idée de « passer à quelque chose de plus libre ».
Selon lui, Jelda est le type de création qui devrait naître dans les années à venir en Tunisie. « Plus proche de l’homme, de notre réalité, de notre rapport aux frontières… Aussi bien celles qui nécessitent l’obtention d’un visa pour voyager, que celles qui concernent la sphère sociale et personnelle. » Si le spectacle a fait salle comble, selon elle, c’est avant tout parce que les danseurs sont connectés à leur communauté. « La danse contemporaine n’est pas une chose mainstream. En général, les gens qui viennent aux spectacles ont un lien avec l’art. »
Tonnerre Véga
La magie noire des algorithmes nous apprend bientôt que le toit du bâtiment B7L9, appartenant à la fondation Kamel Lazaar, accueillera un concert de métal. La tête d’affiche, Saharage, sonne comme une version de Soulfly parachutée au festival Gnaoua d’Essaouira. L’autre groupe, Thünder Vega, porte un nom à l’image de sa musique : lourde et aux tendances cosmiques. Le soir de l’événement, lorsque le trio monte sur scène, les premiers mots du bassiste sont un hommage à Motörhead : « Nous sommes Thünder Vega… et nous essayons de jouer du rock’n’roll. » Un cliché de duvet et tout autour de nous commence à hocher la tête. En déplaçant un peu le cadre, c’est aussi fascinant que le paradis qui s’ouvre par la porte de secours.
Thünder Vega est le projet de Wahid Walter Rehouma, alias Walter Vega. Père tunisien, mère suisse. Presque trente ans, cheveux longs, bottes de motard, basse Thunderbird. « Au début, je voulais quelque chose en solo, avec riff suffisamment rythmé pour se suffire à lui-même. Mais comme on dit en anglais, le bonheur n’est réel que s’il est partagé. Thünder Vega se transforme en groupe de stoner rock inspiré de Monster Magnet et Black Sabbath. » La programmation s’étoffe avec l’arrivée de la chanteuse Cynthia Yahiaoui et d’une suite de batteurs, dans la plus pure tradition de Spinal Tap. Chez B7L9, l’homme qui bat le rythme, c’est Selim Bouladi. La regrettée danseuse Myriam Marzouki complète la performance. Amine Mongalgi, bassiste et ami du groupe, les rejoint pour quelques chansons.
Comme le public de la danse contemporaine, le public du métal est lui aussi plutôt « sélectionné » en Tunisie. Walter Vega, qui partage son temps entre différents projets musicaux, dont Hemlyn et Shade, précise : « Au total, les fans devraient être entre 4 000 et 6 000 personnes. L’été dernier, Cartagodi et Barzakh [deux groupes phares tunisiens] joué au festival de Carthage. Il devait y avoir 2000 personnes. »
Selon le musicien, Tunis était fière, il y a quelques années, de disposer de lieux plus alternatifs. « Vers 2006-2008, la période la plus longue qui pouvait s’écouler entre deux concerts était de deux semaines. » De nombreux acteurs de théâtre ont quitté le pays. D’autres se sont reconvertis en musiciens de mariage. De rares groupes parviennent à se démarquer. « L’exemple typique est Myrath, qui a joué au Hellfest. Mais ils ont lieu une fois par an en Tunisie. C’est une microscène. Nous ne sommes presque rien, dans l’ensemble. »
Eddisco
Quelques jours après le concert de Thünder Vega, le bouche à oreille (et les algorithmes) nous ont conduits à Eddisco: le seul magasin de disques vinyles de la ville, géré entre autres par l’une des figures les plus importantes de la scène électronique tunisienne: Hamdi Toukabri, alias DJ Hamdi RydEr.
Eddisco est un projet né du collectif house Downtown Vibes. Une petite boutique, dans un appartement, qui ouvre uniquement sur rendez-vous. Hamdi RydEr explique : « J’ai fondé les soirées Downtown Vibes sur le toit de ma maison en 2013. C’était « post-2011 ». Les policiers étaient devenus un peu plus Froid… » Invité à Berlin en 2018, RydEr découvre des disquaires fonctionnant sur rendez-vous. « À notre retour, nous avons ouvert le boutique à Tunis avec une petite collection de 500 ou 600 disques. » En 2019, les médias anglais L’usine de vinyle présenté sur Eddisco dans le cadre de sa série World’s Best Record Stores. « Depuis, nous avons accès à une nouvelle clientèle : les voyageurs mélomanes. »
Après s’être retrouvé seul avec le projet pendant la pandémie, Hamdi RydEr s’est tourné vers la vente en ligne. « Parallèlement, avec un ami, nous avons lancé une étiquette Ils sont [la plateforme] Champ de bande. » Via le label Eddisco, le DJ a récemment sorti un remix du morceau Danse par le groupe disco-funk tunisien Corniche Band. “C’était la bande de mon oncle !” » Le genre de pépite qu’un label comme Habibi Funk, basé à Berlin, réédite depuis plusieurs années. « Jannis Stürtz, du groupe Habibi funk, je l’ai rencontré à Tunis avant qu’il ne sorte son premier album. Il est même venu jouer gratuitement pour Downtown Vibes en 2015. » Comme beaucoup d’autres, Hamdi RydEr souhaiterait que les locaux s’occupent de la diffusion du patrimoine culturel nord-africain et moyen-oriental. «Mais ce n’est pas facile. Il n’existe pas de presses à vinyles en Afrique du Nord. Et les événements de la gestion de l’euro avec la banque centrale tunisienne sont compliqués. »
Lors de notre entretien, Hamdi RydEr revenait du festival MOGA au Maroc. ” [Là-bas,] s’il n’y a pas de têtes d’affiche super connues, c’est vide. Ici à Tunis, avec 80% de DJ locaux, on peut attirer 1000 personnes. » Dans ce pays où une grande partie de la population a entre 15 et 34 ans et où le taux de chômage des jeunes de moins de 24 ans avoisine les 40 %, le problème semble avant tout, selon Hamdi RydEr, pouvoir le résoudre. à l’étranger. « Cela s’accompagne de beaucoup de stress. Le statut d’artiste professionnel ne nous concerne pas [les DJ et musiciens électroniques] ça pour cinq ans… Pour le moment j’ai le visa Schengen, mais avec ce qui se passe dans le monde ça devient un peu compliqué. »
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