Les religions des entreprises comme les autres
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Les religions des entreprises comme les autres

Peut-on se passer de Dieu – au sens de la discipline ? Avec un titre qui fait clin d’œil à Dante, le Britannique Paul Seabright, professeur à la Toulouse School of Economics, fait plus que répondre positivement. Dans la lignée d’Adam Smith, qui s’intéressait à la concurrence entre les religions et à leurs relations avec l’univers politique, et s’appuyant sur un vaste corpus académique, il publie un livre passionnant.

S’intéresser aux produits et services, spirituels et matériels, que fournissent les religions, c’est s’intéresser au business du salut et des âmes. C’est s’intéresser à l’engagement volontaire, et souvent enthousiaste, des croyants qui peuvent aller jusqu’à donner leur vie. C’est, plus prosaïquement, analyser des modèles d’organisations particulièrement robustes qui s’adaptent au fil des siècles. Selon Seabright, les religions sont en définitive des entreprises comme les autres, en concurrence. Ce ne sont pas seulement des entreprises, précise-t-il, mais elles sont aussi des entreprises. Notre auteur propose une étude agnostique pour saisir ces institutions non pas dans leurs fondements théologiques mais dans leurs développements prosaïques. Pour reprendre ses termes, il étudie leur prose plus que leur poésie.

Pour l’économiste, les transactions marquées du sceau du sacré peuvent être examinées trivialement, du côté de l’offre et de la demande. Des prophètes entrepreneurs ont réussi. Des ministères de culte managériaux font vivre des rituels. Des clients croyants adhèrent. Les religions ont des stratégies quant aux services à fournir et aux publics à cibler. Concrètement, les mouvements religieux doivent développer et faire vivre des messages et des structures afin de persuader les gens de leur consacrer du temps et de l’argent. Dans un contexte de concurrence renforcée par la mondialisation, ils doivent recruter, fidéliser et motiver.

Plateformes rivales

Seabright va, si l’on peut employer ici l’expression, plus loin. Il dissèque les modèles. Il étudie surtout les religions comme des plateformes rivales. Celles-ci produisent des services. Surtout, elles permettent des contacts, des expériences partagées, le renforcement de communautés autour de doctrines et de pratiques. Plus efficaces et plus solides que les plateformes laïques du monde numérique (qu’elles savent utiliser) et bien plus anciennes (agissant, avec les premières réalités virtuelles peintes dans des grottes, depuis la préhistoire), elles peuvent contribuer au bien commun. Elles peuvent aussi, lorsqu’elles sont instrumentalisées, verser dans l’autoritarisme.

Seabright met en lumière des questions importantes, d’abord sur le plan intime : à quels besoins humains répondent ces croyances et ces cultes ? Ensuite, sur le plan organisationnel : comment se déploient les religions ? Comment parviennent-elles à produire du sens dans la vie ? Enfin, sur le plan politique : quels sont les usages et les abus religieux du pouvoir ? Pourquoi les croyants pauvres donnent-ils aux membres riches du clergé ? Cet important ouvrage donne d’abord raison à la prophétie rituellement attribuée à Malraux : le XXIe siècle est religieux. Les religions, globalement, ne sont pas en déclin. Elles sont, à bien des égards, plus puissantes que jamais. La sécularisation annoncée au XIXe siècle en Occident n’est pas vraiment à l’horizon. L’expert, bien conscient des difficultés de mesure de la religiosité, s’appuie notamment sur une lecture attentive des enquêtes internationales sur les valeurs. Il relate aussi les flux financiers colossaux et décrypte la force des grandes institutions politiques et économiques, tant sur le plan intérieur que diplomatique.

Pour résumer, de manière figurative, le propos de l’auteur, on peut se permettre de rappeler une plaisanterie astucieuse qui tient en deux citations : « Dieu est mort » (Nietzsche, 1882), « Nietzsche est mort » (Dieu, 1900). Notre auteur souligne l’importance de la confiance et du crédit pour les institutions dont les relations avec les pouvoirs publics sont fondées sur une attirance mutuelle. Il insiste sur la nécessité de transparence, notamment du point de vue des scandales sexuels mais aussi, plus largement, d’un simple point de vue comptable.

Seabright réussit à produire un panorama captivant à bien des égards sur un sujet aussi dense. Plein de développements intéressants (” Les dieux sont sexués “), il aborde toutes les croyances, en faisant un cas particulier des deux religions les plus mondialisées, avec leurs branches et leurs marques diverses, l'islam et le christianisme. Le sujet et les résultats, dans une France singulièrement attachée à sa laïcité, sont parfois surprenants. Ailleurs dans le monde, en effet, les responsables politiques se tournent de plus en plus vers la religion, soit parce qu'ils ont la foi, soit parce qu'ils ont constaté l'importance d'agir comme si. Cet ouvrage original et percutant, sur l'économie mais aussi sur la sociologie, mérite d'être traduit.

 
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