La brume est suffisamment épaisse pour vous obliger à plisser les yeux pour voir n’importe quelle forme. Le paysage n’a rien de chaleureux, un peu comme si quelque chose de malsain hantait les lieux. On s’y aventure, malgré tout, attiré par ce harmonica qui semble traverser le décor comme une lame de rasoir. Nous nous enfonçons, tenant et scrutant cette pochette, suivant un chemin qui ne mène nulle part tel un sourcier errant dans les bois, sa baguette entre les doigts.
Le guitare se fait discret et bientôt une voix, plus fredonnée que chantée, murmure : « Je l’ai vue debout sur sa pelouse. » Je l’ai vue debout sur sa pelouse…
Dans ce qui ressemble fort à une ballade acoustique neurasthénique, la question de savoir de qui il s’agit – âme perdue, fantôme, Dame Blanche – ne fait l’objet d’aucune priorité. Ce qui vous prend à la gorge et vous coupe quelques instants de la réalité, c’est ce folk aride pourtant hérité des pastilles pastorales de Dylan. C’est cette chanson apaisante, presque hypnotique.
De la Nebraskaun morceau qui donnera éventuellement son nom à l’album qui Bruce Springsteen Si vous pensez griffonner début janvier 1982, le ton est donné.
The Boss sort d’une tournée triomphale qui s’est terminée à la fin de l’été précédent. Après quoi, le musicien et son Groupe de rue E s’envole pour Hawaï pour célébrer le mariage de l’imposant saxophoniste Clarence Clemons.
Isolé à Colts Neck
De retour chez lui, Springsteen en assume la responsabilité. Le rideau est de nouveau tombé. Seul, loin des clameurs, il peut contempler le chemin parcouru, jalonné de cinq albums parmi lesquels figurent déjà trois mastodontes : Born To Run, l’obscurité aux portes de la ville et La rivière.
A 32 ans, l’homme ne semble pas encore prêt à s’éloigner des camions : « L’idée d’avoir une maison, comme presque tout le reste, m’a rempli de méfiance et de doute. Je m’étais convaincu depuis longtemps, ou presque, que cela faisait du bien aux autres (…) »il se confie dans son autobiographie publiée en 2016, Né pour courir.
Récemment, il a choisi comme base une maison de style ranch à Colts Neck, dans le New Jersey, où ses racines sont solidement ancrées.
Pour vaincre l’isolement, il fait un peu de mécanique et lit. Beaucoup. John Steinbeck dont le roman À l’est d’Éden a déjà inspiré Adam a élevé un Caïnl’une des pièces fortes de L’obscurité aux portes de la villealors que Les raisins de la colère servira de cadre à l’album Le fantôme de Tom Joaden 1995 ; Flannery O’Connor, dont il apprécie les textes sombres…
Il écoute de la musique, ses idoles de jeunesse : Pete Seeger, John Lee Hooker, Robert Johnson, Hank Williams… Rapidement, le besoin d’écrire de nouvelles chansons se fait sentir. Un besoin qui coïncide avec ce qu’il définit lui-même comme un «méditation impromptue sur [son] l’enfance et ses mystères ».
Atelier de fortune
L’inspiration est là, pour ne pas dire fulgurante. Pour ne rien perdre, le chanteur a demandé à Mike Batlan, son technicien guitare, de bricoler de quoi enregistrer ses idées. Ce dernier lui fournit un magnétophone Teac Tascam Series 144. L’appareil comporte quatre pistes, permettant au musicien d’élargir modestement ce qu’il considère, pour l’instant, comme de simples démos. Dans son esprit, tôt ou tard, le E Street Band apportera sa contribution.
Springsteen compose rapidement et enregistre en très peu de prises. Parfois, un seul suffit. Il compose aussi beaucoup. Certaines idées seront mises de côté et non des moindres : un certain Né aux États-Unis fera partie du stock mis en réserve.
Selon certaines sources, la première des chansons des sessions de janvier 1982 aurait été Manoir sur la collinele dernier, La maison de mon père. C’est en tout cas ce dont se souvient le protagoniste. Ailleurs, notamment dans la biographie que lui consacre Peter Ames Carlin (Bruce), il n’est pas rare de lire que ces sessions forcément lo-fi débutaient par un morceau d’abord intitulé Météo Stark et bientôt renommé Nebraska. Il raconte le road trip sanglant d’un jeune couple, Charles Starkweather et Caril Ann Fugate (la célèbre fille sur la pelouse), qui fit onze victimes à la fin des années 1950.
Les troubles de l’Amérique
Si l’artiste puise dans ses souvenirs d’enfance (Voitures d’occasion, manoir sur la colline) et adopte parfois un style dans lequel il s’exprime du point de vue d’un enfant, les nouvelles chansons sont aussi l’occasion de dépeindre une Amérique moribonde. Les Eagles s’étaient déjà adressés, à travers l’album Hôtel Californieun pays à la gloire fanée mais dont le revêtement était plus produit. Au contraire, l’analyse avancée par l’auteur de Badlands accentue les traits bosselés des personnes en question : “Je voulais laisser les auditeurs écouter les pensées des personnages” *, expliquera-t-il.
C’est le cas de Joe Roberts, un de ces deux frères complètement opposés dans l’extraordinaire Patrouilleur routierlui respectant les règles de la société tandis que Frank les bafoue. C’est également le cas de Ralph, condamné à « 98 ans et un an de prison » (Johnny 99) pour avoir tiré en état d’ébriété sur un veilleur de nuit et supplié le juge de l’envoyer dans le couloir de la mort. Nebraska est une galerie de personnages que la vie a endommagés. Dettes, guerre, mauvaises rencontres… Des raisons multiples et un dénominateur commun : l’incapacité d’une patrie à protéger ses enfants. « Délivre-moi du néant »proclame le protagoniste de Soldat d’État.
Sans le groupe E Street
L’album va si loin dans l’introspection que les séances de groupe s’avéreront stériles. Cette cassette que Springsteen emporte partout sans le moindre étui pour la protéger contient les meilleures versions de chansons qui se suffisent à elles-mêmes. De quoi déstabiliser un leader qui ne compte pas se passer du E Street Band. Son acolyte Steve Van Zandt lui conseille néanmoins d’enregistrer l’album tel quel, conscient de la force qui s’en dégage. Springsteen s’exécute. Un nouvel album de groupe sortira bientôt. Le rendez-vous est pris pour 1984 avec un retour dans les stades. Mais en 1982, Bruce Springsteen dut affronter des fantômes. Sans artifices, sans personnages, loin des décors de cartes postales.
Il plongea dans la brume épaisse et ressortit avec un seul disque nu. Pour beaucoup, c’est mieux, mais la question fait débat. Qu’elle soit en revanche considérée comme la plus inquiétante n’est même pas discutable.
La folie sanglante de Charles et Caril Ann
Charles Starkweather n’aurait jamais dû inspirer Terrence Malick pour son film La balade sauvageen 1973, et, par extension, Oliver Stone pour Des tueurs nésdeux décennies plus tard. Pas plus qu’il n’aurait dû faire l’objet d’une chanson de Bruce Springsteen et de l’ouverture de l’un de ses plus grands disques. Il n’avait pas le profil…
Issu d’un milieu modeste, le garçon a été élevé par des parents aimants et attentionnés. Malheureusement, le troisième d’une famille de sept enfants se sent vite isolé. Les problèmes d’élocution et le syndrome des jambes arquées font de lui un fauteur de troubles idéal à l’école. Ses quelques amis le voient pourtant comme une personne adorable et les connaissances de ses parents louent sa politesse.
En grandissant, le jeune Charles va malheureusement laisser son côté obscur prendre le dessus. Au fil des années, sa haine envers tous ceux qui l’ont fait souffrir ne fait que croître. Après avoir abandonné ses études, il a accepté des petits boulots mal payés. Bientôt, le temps des vols arrive.
Starkweather admire James Dean pour son côté rebelle. Un trait de sa personnalité qui n’a pas laissé Caril Ann Fugate, 13 ans à l’époque, indifférente. Ils ne le savent pas encore mais ensemble, ils vont sombrer dans l’horreur.
Une simple peluche aura tout changé. Une peluche que Starkweather souhaitait offrir à sa petite amie. Mais le gérant de la station-service refuse de lui accorder du crédit. Le jeune homme est bouleversé. Il revient la nuit suivante, non pas pour payer son achat en bonne et due forme, mais pour purifier son orgueil mal placé. Le 30 novembre 1957, Charles Starkweather tira froidement sur la première de ses onze victimes d’une balle de calibre 12 dans la tête. Son nom : Robert Colvert.
Commence alors une course-poursuite sanglante dans laquelle l’assassin ne se lancera pas seul. Il part chercher Caril Ann Fugate chez elle. Ceci est absent. Après une dispute, il tue les parents et la petite sœur de la jeune fille. Quand elle revient enfin, elle ne bronche pas. Au contraire, elle couvre son petit ami et après quelques jours, tous deux quittent la maison où ils ont caché les corps et entament un voyage qui les mènera du Nebraska au Wyoming. Jusqu’à ce qu’ils soient arrêtés, ils tueront au hasard. Par nécessité mais aussi par plaisir.
Tout comme son idole James Dean, Charles Starkweather ne reverra jamais les années 60. Condamné à mort, il est exécuté sur la chaise électrique en juin 1959. Caril Ann Fugate aura joué une autre carte : celle de la peur et de la contrainte. Cela ne l’aura pas sauvé de la prison. Au moins jusqu’en 1976, date à laquelle elle a été libérée sur parole et est revenue à l’anonymat.
* Springsteen, de Bruce Frederick. Le Castor Astral.