« Cent ans de solitude », un chef-d’œuvre à redécouvrir

« Cent ans de solitude », un chef-d’œuvre à redécouvrir
« Cent ans de solitude », un chef-d’œuvre à redécouvrir

Cent ans de solitude fait partie de ces livres dont tout le monde connaît le titre, sans forcément l’avoir lu. Pour ceux qui se sont plongés dans le roman, la réaction est souvent forte : on tombe amoureux ou on abandonne au bout de quelques dizaines de pages. Il s’agit d’un univers et d’une prose très particuliers, que Netflix a tenté d’adapter au petit écran. A cette occasion, Caroline Lepage, grande spécialiste française de Gabriel Garcia Marquez, nous explique comment ce chef-d’œuvre a été écrit et pourquoi son réalisme magique est encore souvent mal compris.


Quand, le 5 juin 1967, Cent ans de solitude apparaît à Buenos Aires, García Márquez a 40 ans. C’est un journaliste chevronné dont la carrière a débuté en 1948 auUniversel de Cartagena de Indias en tant que journaliste et chroniqueur, ainsi qu’écrivain jouissant d’une réputation notable dans le monde littéraire colombien.

Il a trois courts romans à son actif, Feuilles dans la tempête (1955), Pas de lettre pour le colonel (1961), La mauvaise heure (1962) et un recueil de nouvelles, Les funérailles de la grand-mère (1962), ainsi qu’une poignée de textes publiés dans les journaux et rassemblés en 1972 sous le titre intrigant : Yeux de chien bleus.

D’une manière ou d’une autre, ces œuvres auront représenté des détours, mais aussi, dans une bien plus grande mesure, des laboratoires : des laboratoires pour expérimenter, se tester et apprendre, afin de réussir à écrire le grand roman qu’il avait en tête depuis l’âge de 18 ans, alors intitulé La maison.

Comme il l’expliqua plus tard, il estimait qu’il n’avait pas encore la solution, ni sans doute l’énergie, pour la coucher sur papier. Il faut donc voir dans ces trois romans et ces vingt nouvelles, le fameux « cycle Macondo », les pièces d’un puzzle qui trouveront leur place et leur sens dans La maisondevenir Cent ans de solitude (par exemple, en 1955, la nouvelle « Monologue d’Isabel regardant la pluie tomber sur Macondo » constitue l’embryon du récit de l’épisode de l’inondation de quatre ans qui a ensuite submergé les Buendías, au 16e chapitre de Cent ans de solitude).

Après avoir attendu plus de deux décennies, il n’a fallu que 18 mois à García Márquez pour finalement en venir à bout, alors qu’il vivait à Mexico, dans une situation économique très précaire. Selon elle, la « solution » était toujours à portée de main : raconter toute l’histoire comme sa propre grand-mère, ses tantes, ses voisins, plusieurs conteurs et quelques conteurs (dont son grand-père), lui racontaient la leur, durant son enfance à la maison familiale à Aracataca, une grande ville de la région caraïbe de Colombie.

Un réalisme magique incompris

Comme il y croyait simplement parce que pour lui, c’était simplement la réalité, il n’y a aucune raison pour que la fiction ne soit pas capable de faire croire à son tour au lecteur. C’est là que se situe le fameux « réalisme magique », apparemment indissociable du Cent ans de solitude ce qui, par cette indissociabilité même, génère un contresens critique partiel, malheureusement jamais résolu.

Car non, García Márquez ne postule pas que la réalité caribéenne, colombienne et latino-américaine soit magique en soi (si cela se fait dans les pages de son ouvrage, il ne croit pas que ses concitoyens voyagent sur des tapis magiques, se mettent en lévitation après boire une tasse de chocolat chaud, ni monter au ciel en étalant une paire de draps dans un grand vent), mais que les mots pour le traduire en narration savent le devenir.

Dans ce cas, cette histoire que García Márquez veut raconter à tout prix constitue à la fois la collection d’un précieux patrimoine d’histoires et d’anecdotes (il y a plus qu’une posture quand il prétend n’avoir rien inventé dans Cent ans de solitude) et l’écriture de ses propres souvenirs d’enfance, de sa nostalgie et de ses illusions – García Márquez a dû quitter la maison d’Aracataca à l’âge de 8 ans, un départ qui représente pour lui un véritable arrachement, un traumatisme que toute son œuvre littéraire aura été ressassé… Parce que l’écriture est, il a compris les enseignements reçus, donnant du réel.

Macondo devient ainsi la somme d’histoires qui n’existent plus et d’histoires qui n’ont jamais existé, aussi bien celles qu’on nous a racontées que celles qu’on s’est racontées. S’affirment ici, dans l’amplitude de Cent ans de solitudeles coordonnées spatio-temporelles de la toute-puissance de la fiction et de l’autofiction, sorte de performance collective et individuelle superlative : elle naît avec l’ouverture du roman, alors que le monde est alors si nouveau que les cailloux de la rivière ressemblent à des œufs préhistoriques, où les choses sont si nouveaux qu’ils n’ont pas encore de nom et doivent être signalés, pour finir par la clôture, quand un vent d’apocalypse emporte tout, un tout à jamais préservé de la « réalité réelle » susceptible de venir après, puisque ce monde reste fermé dans 500pages.

Il suffit désormais de recommencer à la page 1, avec un autre lecteur, et l’histoire recommence encore et encore. Dans ce mécanisme, le début et la fin, la vie et la mort ne constituent guère plus que des circonstances quasi fortuites liées à la lecture.

Une métaphore pour l’Amérique latine ?

Nous avons tenu à voir avant tout, et parfois exclusivement, derrière cette immense fiction débridée, une métaphore de l’Amérique latine, dont, pour reprendre la célèbre expression du Mexicain Carlos Fuentes, Cent ans de solitude serait la Bible. Avec son roman, García Márquez aurait ainsi raconté rien de moins que toute l’histoire du sous-continent (de sa découverte par les Espagnols jusqu’à sa destruction par l’impérialisme américain, en passant par son autodestruction dans les diverses formes de violences politiques et sociales locales), décrit « l’essence » de ses habitants, montré sa réalité la plus « authentique » et « vraie »…

L’actrice Loren Sofia Paz dans l’adaptation sur petit écran de « Cent ans de solitude ».
Paul Arellano/Netflix

En outre, de nombreux lecteurs latino-américains de Cent ans de solitude ont dit qu’ils savaient enfin qui ils étaient en tant que Latino-Américains grâce à ce livre. Les raisons de ce désir de s’identifier au destin de la famille Buendía et du village de Macondo sont multiples – la première étant certainement la puissante tentation de chercher à se contempler dans une image devant laquelle les lecteurs du monde entier ne s’intéressent pas. Depuis la fin des années 1960, nous avons cessé de nous enthousiasmer pour cette Amérique latine splendide, merveilleuse et magique.

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Il n’en reste pas moins que cela a fixé le portrait d’un écrivain de García Márquez en petit artisan sorcier, en porte-parole d’une région, d’un pays et d’un continent incapables d’entrer dans l’histoire. , parce qu’ils sont enfermés dans le mythe et la légende. De quoi le faire passer pour un naïf et un « rénovateur » passif du colonialisme.

Sauf que tout change si on inverse les choses, si on ne subordonne plus la réalité fictionnelle à la « réalité réelle », quand on ramène la littérature à la littérature, en somme. Au commencement était le récit, si puissant qu’il pouvait recréer le monde de toutes pièces, un monde fait d’histoires et d’un langage singulier, mais tragiquement envahi et contaminé par l’extérieur, au gré des arrivées d’étrangers, porteurs d’autres récits sordides. réalité.

Que serait une relecture de Cent ans de solitude simplement en y croyant, comme le jeune Aureliano dans la première ligne du roman, quand son père l’emmène à la fête foraine ?

 
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