Un ouvrage récent consacré aux pionniers de l’art concret comble une lacune dans l’histoire de ce mouvement né en Suisse et qui eut un rayonnement international au XXe siècle. L’un des coauteurs du livre, Thomas Haemmerli, note à quel point ce mouvement a contribué à l’essor du design en Suisse, où l’école a prospéré.
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8 décembre 2024 – 09h00
Né en 1964, Thomas Haemmerli est issu de la génération qui a saccagé les rues de Zurich à la fin des années 1970 et au début des années 1980. A l’époque, il n’aurait pas été opportun de lui parler d’un art, l’arc concret, qu’il détestait. Le mouvement « Züri brännt » s’inscrit dans la lignée des révoltes étudiantes de la fin des années 1960.
Mais les - ont changé. Thomas Haemmerli est aujourd’hui reconnu pour son travail de documentariste. Il est l’auteur, avec la critique d’art Brigitte Ulmer, de « Circle ! Carré! Progrès! Zurich’s Concrete Avant-Garde” (Circle! Square! Progress! L’avant-garde de l’art concret à Zurich), un livre pour mieux comprendre l’importance de l’art concret en Suisse et ailleurs au 20e siècle. Et dont l’écho résonne dans l’art contemporain.
Publié en anglais et en allemand, cet ouvrage comble une lacune de la littérature sur l’art concret, quasi inexistante dans ces langues.
Scheidegger & Spiess, Zurich
Brigitte Ulmer et Thomas Haemmerli mettent également en avant d’autres artistes que Max Bill, figure tutélaire de ce mouvement, pour expliquer les fondements de l’art concret. Les travaux de Camille Graesser, Verena Loewensberg et Richard Paul Lohse sont mis en avant, ce qui élargit le champ d’étude de ce mouvement.
Thomas Haemmerli et Brigitte Ulmer.
Félix von Muralt
Hormis les recherches publiées sur cette épopée artistique en français ou en espagnol, peu d’ouvrages avaient jusqu’à présent été publiés en allemand ou en anglais sur le sujet. En ouvrant cet ouvrage le 20 novembre à l’Architectural Association School of Architecture (AA), les auteurs ont aussi voulu prouver que cet art pouvait ratisser large : architecture, typographie, photographie, graphisme. Un peu à l’image de l’école du Bauhaus, école dont Max Bill avait fait partie dans la première moitié du 20e siècle.
De l’avant-garde à l’universalité
Les adeptes de l’art concret ont également trouvé leur inspiration dans les formes, les idées et les pratiques du mouvement néerlandais De Stijl, ainsi que dans le constructivisme soviétique des années 1920. L’intégration de ces différentes composantes s’effectue alors dans une Suisse neutre, alors que la Seconde Guerre mondiale fait rage.
Pour Thomas Haemmerli, c’est à partir de 1945 que le graphisme suisse commence à devenir une référence à travers le monde. Un vieux graphiste allemand lui avait dit un jour, dit-il, « que les écoles d’Arts appliqués étaient excellentes en Suisse et surtout qu’elles avaient survécu. Ce qui n’était pas le cas ailleurs sur le continent. Beaucoup de ses collègues étaient morts. Et il y avait un manque d’écoles après la guerre pour développer ces compétences.
>> Extrait des archives de la télévision publique suisse : célébration du 60e anniversaire de Max Bill au Kunsthaus de Zurich, 1968.
Les orientations de l’art concret défendues par Max Bill en tête se sont nourries des mouvements d’avant-garde du début du XXe siècle. Comme chez Dada, dès 1916 et déjà à Zurich, l’art concret remet en question les notions bourgeoises de beauté et de goût.
C’est en se faisant connaître aux Etats-Unis, au Japon ou en Amérique Latine que cet art commence à s’imposer. Au point d’être lui aussi rattrapé par « l’establishment ». Les œuvres se retrouvent alors propulsées dans les galeries et les magazines, jusque dans les salles d’attente des dentistes. Cet art que Thomas Haemmerli et la jeunesse des années 1980 avaient méprisé.
Critiques à gauche et à droite
SWI swissinfo.ch: Dans quel environnement est né ce mouvement artistique sur les rives de la Limmat dans les années 1930 ?
Thomas Haemmerli : Le bon goût bourgeois faisait référence à des copies de l’art classique et pompeux. Lorsque l’art concret est apparu, des attaques ont surgi pour défendre cette orthodoxie. Puis le fascisme est arrivé.
En Allemagne, le régime nazi commença à interdire ce qu’il appelait alors « l’art dégénéré » ou « Entartete Kunst », aboutissant à la censure de l’exposition de Munich en 1937. En Suisse, une partie de la bourgeoisie avait applaudi. A gauche aussi.
Cela renforcerait-il l’idée que la Suisse est un pays conservateur autant à droite qu’à gauche ?
A cette époque, toute la gauche européenne décriait l’art moderne. Tant le courant stalinien que les sociaux-démocrates.
Dadaïsme pur : « ABCD » (Raoul Hausmann, 1923).
Copyright The Granger Collection, New York / The Granger Collection
Publié en 1933, le roman d’un psychiatre zurichois et homme politique de gauche intitulé «Geschmeiss um die Blendlaterne» (Les insectes autour de la lampe) reflète assez bien le climat ambiant. C’est un roman à plusieurs niveaux, très critique envers les dadaïstes.
Son auteur, Charlot Strasser, les détestait car, écrit-il, « leur art et leurs poèmes sont fous ». Il a pointé du doigt ces milieux pour leur consommation de drogues et s’est indigné que la plupart, selon lui, viennent de l’étranger et aient mauvaise réputation. Il a ajouté que parmi ces artistes il y avait sûrement aussi des trafiquants d’armes.
Il convient de rappeler qu’une grande partie du mouvement ouvrier de cette époque était opposée au mode de vie bohème incarné par les dadaïstes. Les adeptes de l’art concret, qui n’étaient pas bohèmes, déconcertaient le monde ouvrier avec leurs cercles et leurs carrés.
>> Extrait des archives de la télévision publique suisse : Max Bill explique son travail (1968) :
Contrairement aux dadaïstes, venus pour la plupart de l’étranger et ayant quitté la Suisse après la guerre, les partisans de l’art concret étaient des produits locaux. N’y a-t-il jamais eu d’antagonismes entre ces deux courants ?
Les avis divergent sur la question. A Zurich, on a l’habitude de dire de manière caricaturale que les dadaïstes venaient d’ailleurs. Homosexuels, catholiques, fêtards, toxicomanes et adeptes du style de vie bohème. Tandis que les « concrets » étaient des protestants sobres de tendance rationnelle.
Couverture (à droite) et dernière page (à gauche) du catalogue de la première exposition d’art concret au Kunsthaus de Zurich (1936), intitulée « Problèmes contemporains de la peinture et de la sculpture suisses ». Max Bill a écrit le texte, fait la mise en page, inséré une annonce de son agence de publicité (dernière page) et a apporté plus d’œuvres que prévu à l’exposition.
Scheidegger & Spiess, Zurich
Mais méfions-nous de ces simplifications. Dans les écrits de Max Bill, on apprend par exemple que les échanges entre eux se sont poursuivis. Si le noyau dur du mouvement Dada était constitué d’étrangers, les artistes suisses en faisaient également partie. À commencer par Sophie Taeuber-Arp.
Sophie Taeuber-Arp figure sur le billet de 50 francs de la huitième série de billets de la Banque nationale suisse (1995-2021).
KEYSTONE/Gaétan Bally
Pourquoi est-ce si important ?
Professeur à l’École des Arts Appliqués, elle réalise très tôt des œuvres géométriques peintes et tissées. On l’a également vue danser lors des soirées Dada à Zurich.
On a dit qu’elle devait se déguiser pour ne pas risquer son travail à l’école. Max Bill fut également l’un de ses élèves pendant un certain -.
Autre preuve des liens unissant les deux mouvements : l’artiste néerlandais Theo Van Doesburg, à qui l’on doit le terme « art concret » et qui est à la base du mouvement De Stijl, avait lui aussi adopté un pseudonyme Dada.
De nombreux artistes ne voulaient pas entrer dans ce type de division.
Dans votre livre, vous dites que Sophie et Hans Arp ont servi de pont entre ces deux camps. Sophie Taeuber-Arp a été récemment « redécouverte ». Il y a quelques années encore, dans le grand récit du modernisme, elle n’était que l’épouse de Hans Arp. Mais, comme vous le soulignez, elle a joué sur ce point un rôle bien plus fondamental que son mari.
Artiste, passionnée de jazz, mère célibataire et unique Source de revenus pour sa famille : Verena Loewensberg en 1954.
Eva Simon, Bruxelles
Absolument. C’était beaucoup plus important et intéressant.
Dans les années 1970, alors que l’art était réévalué à la lumière des mouvements féministes, l’art concret paraissait froid à ces derniers. Digne de l’art masculin alors que les formes rondes et douces s’imposaient dans un monde où l’art était divisé en deux.
Les femmes artistes qui travaillaient avec des formes géométriques n’étaient pratiquement pas autorisées à apparaître dans certaines expositions, soupçonnées d’être en pacte artistique avec les hommes.
C’est ce qui est arrivé à Verena Loewensberg, considérée comme un défenseur de la masculinité et non comme une artiste féminine.
Texte relu et vérifié par Catherine Hickley/gw, traduit de l’anglais par Alain Meyer/dbu
Les courbes peintes par Verena Loewensberg l’emmènent plus loin que ses confrères fans du carré, vers le pop art et l’art optique. “Sans titre”, 1969.
© Fondation Verena Loewensberg, Zurich
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