Le Devoir publie aujourd’hui l’extrait d’un livre à paraître au printemps 2025 chez Somme tout/Le Devoir. L’ouvrage, signé par Pascal Mailhot et Marie-Michèle Sioui, retrace l’histoire du réseau de la santé, de la naissance de l’assurance maladie à celle de l’agence Santé Québec. L’ancien conseiller politique et le journaliste ont interviewé près d’une trentaine de personnalités de tous horizons politiques. À travers les réformes et les crises, ils portent un regard sur des périodes marquantes de l’histoire de la santé au Québec, notamment celle de la pandémie de COVID-19, qu’ils ont vécue des deux côtés du mur. de la politique. Dans cette troisième partie : Christian Dubé dévoile la nouvelle mission du ministère de la Santé.
Le 17 octobre, les membres du cabinet s’assoient autour de la grande table de la cabane à sucre du ministre de la Santé, Christian Dubé. Le ministre a organisé une rencontre avec toute son équipe à son domicile de Sutton. Prochainement, il annoncera publiquement la nouvelle mission du ministère de la Santé axée sur la prévention.
La conseillère politique Florence Bélanger souligne que le réseau s’appuie encore trop sur une approche curative. La chef de cabinet du ministre, Julie Lussier, souligne que la prévention était jusqu’ici reléguée «à la quantité de fruits et légumes consommés et au tabac».
Sous forme de jeu, les quinze membres du cabinet notent leurs propositions sur des petits bouts de papier. Peut-être que le ministre devra renoncer à ses petits caramels ? M. Dubé fait régulièrement référence à ces friandises, qu’il dit manger pour calmer son humeur. Mais les bonbons risquent de ne plus envoyer la bonne image. «A maintenir avec modération», décide la directrice de la planification, Mylène Dalaire.
Les balades à vélo de M. Dubé cadrent en revanche bien avec la nouvelle image que veut se donner le ministère. Dans un monde de communications et de perceptions, les membres du cabinet voient des opportunités. L’un d’eux suggère que le ministre arrive à vélo à l’Assemblée nationale. Signe des temps – ou d’une certaine culture automobile – tout le monde éclate de rire. Le ministre n’y voit aucune objection. Ou finalement, il n’en voit qu’un. « Où puis-je me doucher ? » demande-t-il. Si vous réglez ça pour moi, je peux le faire. » M. Dubé semble enthousiasmé par cette nouvelle image de sportif. Il souhaite faire connaître son jogging matinal sur les plaines d’Abraham et organiser une course cycliste dans sa circonscription.
Réflexe de comptable, il ramène pourtant le débat aux chiffres. « Nous devons savoir combien nous investissons dans la prévention. Si on veut être sérieux, il faudra le prouver avec des chiffres», dit-il. Le budget de prévention atteint à peine un demi-point de pourcentage au ministère de la Santé. Peut-être faudrait-il augmenter cette proportion à 1 ou 2 % ? Le ministre est agacé de ne pas connaître le chiffre exact. “Est-ce que quelqu’un va prendre ce chapeau ?” » demande-t-il. «Je m’en occupe», répond Florence Bélanger.
Faire passer les grands messages
Deux semaines plus tard, le 1er novembre, le conseiller retrouve le ministre dans une salle de l’amphithéâtre du Cœur des sciences de l’UQAM. Dans vingt minutes, Christian Dubé doit prononcer ce qu’il espère être un discours significatif. Car enfin, espère-t-il, la prévention en santé deviendra une véritable priorité au Québec, après des décennies de promesses creuses.
Il participe à l’événement « Une nouvelle vision de la santé ». Tout l’écosystème québécois de prévention en santé est ici : chercheurs, médecins, gestionnaires, acteurs de la société civile. Un public averti, qui ne veut entendre qu’une chose : l’annonce d’un véritable virage vers la prévention et de meilleures habitudes de vie.
A quelques minutes du discours du ministre, son équipe finalise les derniers détails. L’attachée de presse Audrey Noiseux sait que son patron lui demandera quels sont ses trois messages clés, pas plus. Florence Bélanger, responsable de l’événement, se tend légèrement. Cérébrale et méthodique, elle a passé des semaines à préparer cette sortie publique. «J’espère que les gros messages sortiront…» murmure-t-elle en tripotant nerveusement son téléphone.
Le ministre entre, les traits légèrement tirés, mais les yeux pétillants.
— On a beaucoup chanté hier?, demande son conseiller Francis Boucher.
— Quel spectacle ! s’exclame Dubé. Cet homme de 75 ans est resté sur scène pendant trois heures avec un groupe… Extraordinaire ! L’un des meilleurs spectacles que j’ai vu.
La veille, il faisait partie des 20 000 personnes rassemblées au Centre Bell de Montréal pour voir Bruce Springsteen et son E Street Band. Le ministre avait du mal à s’endormir : les chansons lui traversaient la tête et l’adrénaline l’empêchait de dormir. Ses conseillers échangent des regards amusés. Christian Dubé cultive un lien quasi familial avec son équipe, loin de la distance protocolaire gardée avec les fonctionnaires.
— Jonathan Trudeau a parlé de l’annonce ce matin à la radio, informe Mmoi Noiseux, parlant du chroniqueur politique du 98.5. Il dit que la prévention, c’est bien beau, mais que le monde veut avant tout avoir un médecin de famille.
— L’accès reste la base, convient le ministre, redevenant sérieux. Il a raison.
« L’urgent et l’important »
Dubé n’est pas arrivé à l’événement à vélo. Mais il a enfilé son t-shirt des Roses, l’équipe de Montréal dans la nouvelle ligue professionnelle de soccer féminin. « Si vous êtes gentil, j’en ai apporté quelques-uns », dit-il à son entourage.
L’ambiance est bien différente de celle qui régnait lors du dévoilement du Plan santé, cette feuille de route du réseau dévoilée en mars 2022. À l’époque, Dubé avait adopté une approche quasi monacale. Avec Mylène Dalaire, il a décortiqué son discours phrase par phrase. Le moment était solennel pour lui : le point de départ de ce qu’il considère comme la transformation organisationnelle la plus importante de l’histoire du Québec, avec la création de Santé Québec.
Entre-temps, il y a eu l’adoption du projet de loi 15, les négociations avec les syndicats, l’interdiction du recours aux agences privées pour le personnel soignant. Aujourd’hui, dans les réflexions de Dubé et de son équipe, une vision se dessine : la prévention et la réduction des maladies sont appelées à être au cœur de la nouvelle mission d’un ministère de la Santé et des Services sociaux 2.0. Tandis que Santé Québec s’occupera de la gestion du réseau et du traitement des malades, le MSSS pourra se concentrer sur sa mission fondamentale : maintenir la population en santé. Le tandem leur semble parfait. D’un côté, une agence qui coordonne les soins. De l’autre, un ministère tourné vers l’avenir, qui met l’accent sur la prévention pour réduire la pression sur le système.
Florence Bélanger intervient, soucieuse de ramener la conversation au cœur des enjeux.
— Les messages doivent être clairs. Santé Québec nous donne l’occasion de revoir la vocation du ministère.
— La prévention n’est pas payante politiquement, admet Dubé. Mais vous connaissez ma démarche : il y a l’urgent, et il y a l’important.
Autour de la table, les membres de son équipe hochent la tête en silence. Cette phrase est l’un des mantras favoris du ministre.
L’arrivée de la ministre responsable des Aînés, Sonia Bélanger, interrompt leur discussion. Elle s’adressera également au public.
«C’est un grand événement», dit-elle. C’est positif !
«Cela prouve qu’on commence à entrer dans le futur», répond Dubé en se dirigeant vers l’amphithéâtre.
Cette fois-ci sera-t-elle la bonne ?
La salle est pleine. En deuxième rangée, le Dr Horacio Arruda s’installe en toute discrétion. L’ancien directeur national de santé publique ne voulait pas rater ce moment. Celui qui a résisté à la tempête du COVID-19 connaît mieux que quiconque l’importance de la prévention.
À 9 heures précises, Christian Dubé monte sur scène avec son iPad qui le suit partout. Il a beaucoup de données en tête. Le ministre est un « maniaque des chiffres », comme le savent bien ses proches. Son univers mental est essentiellement constitué d’indicateurs de performance – un peu à l’image du code vert qui défile dans le film culte. À la matrice.
— En 2004, le budget de la santé était de 20 milliards. En 2018, 40 milliards, commence-t-il. Et aujourd’hui, c’est 60 milliards. En six ans, cela représente une augmentation de 50 %. C’est intenable.
Le gouvernement du Québec nourrit peut-être la bête, mais la demande en services de santé continue de croître. Le ministre Bélanger souligne au micro qu’en 2031, 24 % de la population québécoise sera âgée de 65 ans et plus. « Nous arrivons à un changement démographique majeur », dit-elle.
Fumer coûte 4 milliards de dollars par année, vient de rappeler le ministre Dubé. « L’obésité, ajoute-t-il en disant qu’il ferme sa veste pour cacher son ventre, s’élève à près de 3 milliards. Alcool? Trois milliards. L’impact de ces habitudes de vie moins saines est majeur. »
Dans un mois jour pour jour, rappelle-t-il, Santé Québec décollera. Une occasion unique de repenser la mission du ministère. Dubé annonce son intention de présenter une politique nationale de prévention au printemps 2025.
A l’avant de la salle, le Dr Arruda hoche la tête. “C’est un bon engagementil confie. Nous voulons aller plus loin. Mobiliser les acteurs, donner de l’énergie. A terme, nous espérons aussi qu’il y aura plus d’argent. »
Mais une question circule dans le public : cette fois-ci sera-t-elle la bonne ? Car depuis vingt ans, la prévention fait souvent l’objet de belles paroles, jamais suivies d’actions concrètes. Et encore moins d’argent sonnant et trébuchant. Le ministre le sait. Lors d’un bref échange avec son équipe après son discours, il est revenu sur la proportion des fonds publics alloués à la prévention.
— Vous avez de grandes organisations de santé dans les pays scandinaves qui consacrent 3, 4, 5 % de leur budget à la prévention. Si vous aviez ça ici au Québec, sur 60 milliards, vous parleriez de 2 milliards, 2 milliards et demi, sans compter la santé publique, insiste-t-il. La vaccination, c’est de la prévention, Sonia ?
— Oui, répond son collègue.
Un conseiller apporte des barres granola et du café, à la grande satisfaction des ministres. Christian Dubé prend un verre, puis s’arrête.
— Est-ce que c’est sain pour toi ? demande-t-il.