Mais qu’est-ce qui peut nous pousser, à l’heure où nos vies sont racontées, partagées sur les réseaux sociaux, à continuer de les raconter dans des cahiers ? Chaque soir, dans son lit à Paris, Sonia, 14 ans, écrit son journal, ou plutôt ses journaux : elle a un cahier chez son père, un chez sa mère, depuis qu’elle a accouché. “Il y a probablement 99% de pensées inutiles, mais aussi 1% de pensées potentiellement intéressantes, que je n’aurais pas eues si je n’avais pas écrit”dit-il. Sa mère lui a dit de ne pas commettre la même erreur qu’elle, qui avait tenté de noyer ses cahiers écrits à l’encre en les passant sous l’eau alors qu’elle sortait de l’adolescence. Parfois, elle se relit et ajoute des commentaires. Un soir, lors d’une discussion familiale, il n’a pas pu le remplir pages – “Je ne pouvais pas écrire la vérité” –, mais a laissé de la place pour le remplir plus tard (ce qu’il a fait).
A 600 kilomètres de là, à Brest, Paula Fourdeux, septuagénaire, ne peut s’endormir le soir sans avoir écrit ce qui s’est passé pendant sa journée. Il commence à remplir ses cahiers Clairefontaine de 192 pages en même temps que la psychanalyse, il y a quarante ans. Cela s’est arrêté, les cahiers ont continué. S’il a jeté les écrits des dix premières années, ceux des trente années suivantes s’entassent dans un sac de voyage. Il suffit de changer : « Avant j’écrivais ce qui me dérangeait, maintenant j’écris surtout sur les petites joies. Je vois clairement les souffrances du monde, mais je vois aussi tout ce qui est fait pour essayer de rendre la vie vivable.il se justifie. C’est une sorte d’éthique de capturer des mots chaleureux, des signes d’amitié, le vent, le ciel brûlant du soir. »
A Nantes, Philippe Guihéneuf, 57 ans, aujourd’hui livreur, compte déjà une cinquantaine de cahiers à son actif depuis le premier, qu’il a commencé à 13 ans. « Cela me donne un sentiment de liberté de pouvoir écrire ce que je veux quand je le veux. » Il remplit aussi des cahiers pour comprendre les conflits qui l’entourent, pour mémoriser ce qu’il vit. « Je me vide la tête en sortant les mots, c’est presque hygiénique. »
Il a besoin d’écouter Fip pour écrire, tout comme Claire-Marie Agnus, orthophoniste parisienne de 78 ans, a besoin d’être chez Félicie, un bar de l’avenue du Maine, à Paris. « Je ne sais pas ce qui le déclenche, le goût du café ou le bruit de la cuillère… »dit-il en sortant un cahier A5 de son sac. Faites passer vos journées “à travers l’entonnoir de l’écriture” cela l’aide à mettre de l’ordre dans ses pensées. « Pendant la journée, j’ai l’impression de pouvoir penser à deux choses à la fois, mais ma main ne peut pas écrire deux choses à la fois. » Chaque jour, note-t-il, son agenda s’arrête à une décision, qu’il s’agisse de faire la lessive ou de fixer une date de retraite.
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