Le monde selon Zoey (Snow Trails)

UNvec Sentiers de neigeKev Lambert écrit un livre sur l’enfance, avec l’enfance, qui s’efforce d’être à l’intérieur du point de vue de l’enfance.

Cette enfance parle et construit un monde, elle imagine, et le monde devient celui de cet imaginaire. A moins que le monde des adultes ne soit lui-même un monde imaginé, oubliant la réalité du monde de l’enfance. Kev Lambert brouille la distinction entre réel et imaginaire et s’installe dans un espace où les deux sont indiscernables, comme ils devraient l’être.

Le livre se construit autour d’une opposition entre l’adulte et l’enfant, une opposition entre deux mondes, entre deux manières d’être au monde. Être adulte ou être enfant n’est pas seulement une question d’âge ou de statut social mais chacun des deux implique un monde différent, une manière distincte d’être au monde, de le percevoir, de le penser, de vivre selon un identité liée à ce rapport au monde.

La construction du livre est en fait plus complexe puisque cette distinction entre le monde de l’adulte et celui de l’enfant est conçue d’un point de vue qui s’efforce d’être celui de l’enfant, même si le livre est écrit par un adulte : est-ce du point de vue de l’enfant ou du point de vue qu’un individu adulte représente comme étant celui de l’enfant ? Ni l’un ni l’autre sans doute, l’enfance étant ici plutôt un principe directeur, régulateur : l’écriture avec l’enfance plutôt que comme un enfant, non pas imiter mais tendre vers l’enfance, et par cette tension introduire l’enfance dans son propre langage d’adulte, ouvrir le monde des adultes au monde de l’enfant.

L’adulte est synonyme de loi, de règle, de reproduction du même, d’un binarisme marqué. L’enfance est l’âge de l’inédit, de la rencontre surprenante, de l’intégration du nouveau dans le cours des choses, de l’ambiguïté. Les deux modes d’être, l’enfant et l’adulte, correspondent ici à des manières de vivre et de penser très différentes. Entre les deux existe comme une frontière qui, une fois franchie, se referme comme un mur devenu infranchissable.

Les deux enfants qui sont les personnages principaux de l’histoire se caractérisent par leur singularité : Zoey et sa cousine Émie. Zoey est identifié comme un garçon mais l’ambiguïté de son prénom indique déjà sa au moins double nature (ce prénom pourrait être une référence à l’histoire de Salinger, Franny et Zooeylaquelle celle de Kev Lambert semble recouper sur certains points : insatisfaction à l’égard du monde adulte, distinction entre monde adulte et enfance, thème de « l’anormalité », relations familiales, etc.). Dans l’histoire, Zoey est genrée au masculin mais parfois au féminin, le passage de l’un à l’autre n’étant pas précisément expliqué : il/elle est tantôt ceci et tantôt cela, et même, pourquoi pas ?, les deux à la fois selon un singulier , relation sans précédent. Pour Zoey, le monde rationnel et le monde imaginaire, le monde habituel et le monde extraordinaire peuvent se combiner, s’articuler, coexister, se redéfinir, ce genre de mélange étant jugé préférable à la prédominance du point de vue adulte qui impose un monde unique. et exclut le mélange et l’ambiguïté. Même chose pour Émie, petite fille adoptée, à la fois canadienne et chinoise, à la fois issue d’une famille blanche et marginale en son sein, ouverte elle aussi à la pénétration du réel quotidien, banal, et de l’extraordinaire, du fantastique.

Le monde adulte est celui de la sélection et de la limitation des possibles, il est fait de cette double opération : il exclut, il déclare impossible, il intègre selon un certain degré de conformité avec le connu, le reconnu, le même, l’identifiable. Le monde adulte est celui qui applique cette logique, qui l’impose ou s’efforce de l’imposer. D’où, dans le livre, le goût des adultes pour le binarisme des genres ou pour les fêtes qui se répètent selon les mêmes modalités, le récit des mêmes histoires, etc. D’où aussi l’impossibilité, en tout cas la difficulté des adultes de concevoir un autre logique, un autre monde défini par d’autres possibilités : ce n’est pas qu’ils soient mauvais, c’est que leur esprit fonctionne dans certaines limites, qu’ils ont tendance à considérer comme nécessaires et constitutives (« Les frères Lamontagne ont été éduqués pour ne jamais s’intéresser aux autres, se détourner des sujets qui ne leur étaient pas familiers, réprimer leur curiosité. […] »).

L’enfant, l’enfance fonctionne selon une autre logique, transversale plutôt que dichotomique, se développant en intégrant ou en inventant de nouvelles possibilités, y compris celles qui a priori semble impossible du point de vue de l’autre logique : Zoey peut se penser selon deux genres, il peut vivre dans deux mondes en même temps qui existent en même temps, il peut en réalité interagir avec un monde fantastique. , monstrueux et humain, etc. (« […] Zoey peut jouer un rôle, un autre rôle, c’est la femme riche de sa boîte à déguisements, la fille de la femme riche, une jeune Anglaise […] “). Et cette logique, cette façon de concevoir le monde, d’y vivre, c’est aussi celle de sa cousine Émie.

L’enfant et l’adulte correspondent à deux types de synthèse différents, à deux modes de pensée : synthèse exclusive, synthèse inclusive. Sentiers de neige traite de l’enfance, du monde des adultes, mais surtout de la pensée, modes de pensée qui engagent des rapports au monde et à soi très différents : d’un côté enfermant, aliénant, de l’autre émancipateur, permettant l’autre meilleur de soi et du monde.

Dans la réalité de Zoey, l’intérieur et l’extérieur communiquent ou fusionnent, tout comme, à un certain niveau, le haut et le bas, le sous-sol et la surface ; les identités se pluralisent, deviennent indécises, se dédoublent volontiers ou plus : un tel personnage a priori un ami s’avère effrayant, un autre, amical, est violent aussi, un violeur, tel adulte garde des traces de l’enfance, tel ennemi aide, tel enfant est déjà adulte, telle créature impossible (« Tirer », c’est-à-dire aussi « ce gamin »), un « démon masqué », est pourtant possible et moins démoniaque qu’il n’y paraît (en plus d’être aussi proche de l’enfance, un possible double de Zoey…), etc. Il en est de même de l’esprit et du monde extérieur qui s’appellent, se confondent : un lieu si étrange et matériel est un lieu de l’esprit ; une telle situation est aussi bien matérielle que mentale, fantastique aussi bien que réelle.

Kev Lambert utilise volontiers certains éléments du conte ou du récit fantastique autant que d’autres issus de l’espace-temps du jeu vidéo (« En un clin d’œil, Zoey se téléporte dans la cathédrale de cendres au plafond incurvé. “) pour construire une littérature de l’ambiguïté, de l’indécision. Ainsi sont repris, pour construire le monde selon Zoey, certains éléments de la pensée enfantine, de l’imaginaire actuel de l’enfance, de la jeunesse, imaginaire qui fait référence au jeu vidéo (La Légende de Zelda…), personnages de dessins animés, etc.

Dans Sentiers de neigel’enfance n’est surtout pas infantile : elle subit le poids de la mort, de la peur, de l’angoisse, elle est capable de penser soi et l’autre, de penser les valeurs et d’agir dans l’estime de soi. les gouverner, les interroger, les critiquer ; c’est moins l’autre de l’adulte, un être moins capable que ce dernier, qu’une autre version du monde et de soi sans doute meilleure puisque rendant capable de penser, même intuitivement, même moins par la raison que par l’imagination, un forme d’émancipation – l’imagination étant dans le récit le moyen d’une autre logique (qui problématise la notion même d’imagination) que celle de l’action : l’imagination rend possible une forme deautonomisation. Cette idée traverserait l’histoire de Kev Lambert : penser différemment pour vivre différemment, Sentiers de neige étant un livre centré sur la pensée et la vie, sur leurs modes, sur le lien qui doit s’établir entre elles pour que l’émancipation soit possible.

Kev Lambert, Sentiers de neigeeditions Le Nouvel Attila, 432 pages, €21.90.

 
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