« D’un objet figé au Quai Branly, cette statue devient un sujet »

« D’un objet figé au Quai Branly, cette statue devient un sujet »
« D’un objet figé au Quai Branly, cette statue devient un sujet »

Ours d’or à la Berlinale 2024, DahomeyLe film documentaire de la réalisatrice franco-sénégalaise Mati Diop, est sorti en salles le 11 septembre. Le 9 novembre 2021, Mati Diop était du voyage lors de la restitution de 26 biens culturels au Bénin. Elle a filmé leur mise en caisse, au Quai Branly, ainsi que leur réception, sur place, où ils avaient été pillés, à la fin du XIXe siècle, par les troupes françaises. L’intellectuel Felwine Sarr, co-auteur en 2018 avec Bénédicte Savoy du rapport Savoy-Sarr sur la restitution du patrimoine culturel africain, nous a répondu après le visionnage du film alors que la loi-cadre sur les restitutions, annoncée pour cet automne 2024, a été reportée suite à la dissolution.

Certains critiques ont vu dans Dahomey UN « film fantastique ». Mais cette lecture n’est pas exempte d’une certaine colonialité, dans la mesure où c’est une statue qui parle, certes… mais où ce numéro 26 de l’inventaire des biens restitués au Bénin, qui symbolise le roi Guézo, dans le royaume d’Abomey au moment où ces biens culturels furent pillés en 1892 par les troupes coloniales, est en fait plus qu’un objet, plus qu’une statue… En lui donnant la parole et en la faisant parler, Mati Diop la dote d’une subjectivité. Comment faut-il voir cette statue : comme un objet, comme un sujet ?

L’une des grandes réussites de ce film, c’est le fait que Mati Diop ait choisi de donner la parole à Guézo, que Guézo s’interroge sur le retour. Il a des doutes, se pose des questions qu’on pourrait qualifier d’existentielles. Que Guézo retourne à Abomey (aujourd’hui au Bénin), qu’il ne connaisse pas les lieux. Donc, d’un objet figé au Quai Branly, il redevient un sujet, qui est pris dans une histoire. Quand nous sommes allés au Bénin avec Bénédicte Savoy pour le reportage sur le retour des objets, nous avons discuté avec des universitaires béninois qui sont spécialistes de l’histoire de l’art. Ils nous ont dit qu’ils se demandaient si les ancêtres – c’est comme ça qu’ils appelaient les statues – comprenaient encore la langue, et dans quelle langue ils allaient s’adresser à eux. C’est une question que je ne m’étais jamais posée. Par cette question, ils nous ont dit qu’ils les prenaient pour des sujets. Étant sujets, ils se posaient la question de la langue dans laquelle ils allaient leur parler. Son long exil n’avait-il pas fait perdre à Guézo sa langue ? Ce ne sont pas des questions que l’on pose à un objet.

Tu pointais ça « identité métamorphique » dans le rapport sur la restitution des biens culturels que vous avez rendu, avec Bénédicte Savoy, et mis en avant la notion de « charge auratique » de ces objets, ou de ces sujets, que vous empruntez à Walter Benjamin. Car la nature même des biens en jeu dans ce processus de restitutions est au cœur du débat…

Ce n’est pas exclusif. Il y a des objets dont la finalité est esthétique et il y a des objets dont la finalité est autre. Plutôt que de dichotomiser, il faut peut-être accepter une superposition de couches de sens, de significations et de processus de sémantisation. ce Ou que. Les objets peuvent remplir plusieurs fonctions, prendre plusieurs dimensions. Et selon le contexte, l’une des dimensions prévaudra sur l’autre.

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Dans le film, une grande scène centrale, moulée par le réalisateur et donc non improvisée, montre un débat entre étudiants, sur place, au Bénin. Parmi eux, on découvre à l’écran une jeune femme qui parle, et argumente : au contraire, elle voit dans ces biens culturels, ces statues, ces sujets, « œuvres d’art »…

Cette scène est vraiment fondamentale. Ce qui était intéressant, c’est qu’elle semblait dire que ce n’était qu’une œuvre d’art. Elle avait adhéré à cette catégorie de l’œuvre d’art, du chef-d’œuvre, plus qu’aux autres catégories. Cela aussi, on l’entend souvent dans nos jeunes, qui ont été convaincus qu’entrer dans la modernité, c’est se débarrasser de ses croyances, de ses fausses spiritualisations. Ce qui a fait que l’Afrique est en retard, c’est qu’elle n’a pas embrassé la raison technoscientifique. Mati Diop a réussi à montrer à travers cette scène, et ce que dit cette jeune fille, ce qu’est la destruction d’une cosmogonie, presque un épistémicide, la destruction d’un savoir.

L’un des grands apports de ce film est aussi de nous permettre d’entendre ces jeunes béninois s’exprimer. On ne les a pas entendus lors des débats sur la restitution ?

C’est un grand apport du film. Pour une fois, on a entendu le point de vue des destinataires, c’est-à-dire de la jeunesse africaine. Ils étaient censés être les destinataires de ces objets, mais on ne les a pas entendus. On a plutôt dit que c’était pour eux, pour leur histoire, pour leur construction, leur passé, leur capacité à se projeter dans l’avenir. Et là, on les entend discuter et on se rend compte qu’ils ont saisi tous les enjeux entremêlés, intriqués. Qu’ils ont une réflexion critique là-dessus. Qu’ils ont une réflexion sur leur propre patrimoine, qu’ils ne sont pas dupes, notamment des enjeux politiques derrière ces restitutions. Et que fondamentalement, ils faisaient partie de la réflexion qui se faisait autour. On ne les a pas entendus, mais en fait, ils observaient, ils réfléchissaient, ils se posaient des questions, ils avaient une démarche. On entend clairement ces jeunes étudiants dire : « Au lycée, on ne nous enseignait pas vraiment notre histoire. » On sent clairement une demande d’histoire.

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