A 86 ans, le fondateur de « Marianne » et de « l’Événement du jeudi » tire sa révérence, après tant de services rendus au journalisme, à la vie française, à la musique légère, au camembert authentique, à la politique et à l’amitié. Ancien directeur de la rédaction du « Nouvel Obs » et ex-directeur de publication de « Libération », le journaliste Laurent Joffrin lui a rendu hommage dans un texte sur son site LeJournal.info et que nous reproduisons ici avec son aimable autorisation.
Lors de notre dernier déjeuner, il était fatigué, furieux sans le dire de ses faiblesses, de sa démarche incertaine et de ses séjours forcés à la thalassothérapie de Granville, et pourtant égal à lui-même, son esprit intact et sa curiosité sans limites. .
Comme toujours, la conversation, qu’il menait de manière pétillante, entrecoupée de plaisanteries plus ou moins bonnes qu’il ponctuait d’éclats de rire tonitruants en renversant sa sauce sur la nappe, avait tourné autour des sujets les plus disparates : la disparition hors d des œuvres, des menus de restaurant, qu’il déplorait amèrement, Pelléas and Mélisande qu’il tenait en haute estime, même si l’opérette restait sa grande spécialité, le sort de Vindex, le véritable « Gaulois réfractaire » des débuts de l’Empire romain, qui avait voulu renverser Néron et dont il connaissait l’épopée par cœur (il avait écrit des centaines de pages sur les révoltes gauloises contre Rome), tant de détails négligés sur Victor Hugo (il avait écrit des centaines de pages sur sa conversion à la République), Macron, Hollande, Bayrou, Mélenchon qu’il scrutait avec attention, au lendemain jour, les faits et les gestes, l’avenir de l’Europe face à Trump et à la scandaleuse pénurie de fromage au lait cru (un de ses combats homériques), l’avenir de Mariannesa création, à laquelle il a toujours tenu à cœur, et quelques considérations personnelles, qu’il distille en petites confidences ironiques ou tendres.
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Jean-François était l’ami parfait, certes occupé de lui-même et de ses idées foisonnantes, mais à l’écoute des autres, attentif entre deux péroraison, toujours foisonnant de suggestions, d’idées nouvelles, baroques ou subtiles, intarissable producteur de regards insolites et de raisonnements profonds. Ces déjeuners réguliers étaient un bain de jouvence offert par un octogénaire à l’esprit adolescent, toujours drôle et jamais futile, pour qui l’actualité était une manne stimulante, qu’il adaptait selon une pensée à la fois cohérente et ductile. .
Au fond, Jean-François Kahn incarnait la quintessence du journalisme, passionné de tout et curieux de tout le reste, maître Jacques des médias, brillant à la radio, vif et caustique à la télévision, inépuisable à l’écriture, toujours avec une longueur d’avance. un angle ou une idée, puisant dans sa culture encyclopédique le pourquoi des faits du moment, imbattable sur la politique, la gastronomie populaire, la chanson, l’histoire, la philosophie et la géographie des tables parisiennes.
Autodidacte méthodique
Il avait fait des études d’histoire tout en étant facteur ou ouvrier d’imprimerie, avait passé un certain temps au Parti communiste avant de penser par lui-même, électron libre dans Paris-Presse et à l’Expresschroniqueur et globe-trotter à Europe 1, réinventeur du Actualités littéraires qu’il avait tiré vingt mille exemplaires pour les porter à près de cent mille, fondateur de deux journaux qui ont marqué la presse, Événement du jeudi et Mariannepourfendeur des gloires puissantes et établies, de la pensée unique et de l’élitisme culturel, procureur de gauche et de droite, bête noire de l’extrême droite, auteur de plus d’une quarantaine d’ouvrages sur la politique, la littérature, la philosophie, la musique ou l’histoire, qu’il a saupoudrés avec des aphorismes et des digressions incongrues, des citations philosophiques et des jeux de mots dignes de l’Almanach de Vermot.
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Son éclectisme était méprisé par une bonne partie des milieux intellectuels, qu’il connaissait par cœur mais peu fréquentés, préférant la compagnie des paysans bourguignons et des tenanciers de bars parisiens. Cependant, en tant qu’autodidacte méthodique, il en savait plus que les universitaires sur de nombreux sujets.
Il professe un « centrisme révolutionnaire », un oxymore plus fondé que ce qui est dit, estimant que les sociétés, comme les corps vivants, ne progressent pas par de brusques mutations, mais par le réarrangement permanent des structures existantes, une théorie de sa propre évolution sociale, fondée sur ses conversations scientifiques avec son frère Axel, et qu’il opposait tour à tour aux conservateurs et aux révolutionnaires.
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A 86 ans, il tire sa révérence, après tant de services rendus au journalisme, à la vie civique, à la musique légère, à la politique, au camembert authentique et à l’amitié. Sa femme Rachel et sa famille le pleurent en larmes, tout comme ses amis. Adieu, Jean-François! Les déjeuners seront désormais moins excitants, les soirées moins riantes et les journaux moins originaux. Nous n’entendrons plus vos rires bruyants, vos philippiques ardents et vos commentaires prophétiques. Mais on en percevra quand même l’écho, pour écrire un article ou comprendre une situation, venant du paradis des journalistes où l’on s’agite toujours, à la place d’honneur.
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