Selon les autorités roumaines, le candidat pro-russe a bénéficié d’une « promotion agressive » sur le réseau social. Mais son succès au premier tour du scrutin, finalement annulé par la Cour constitutionnelle, peut s’expliquer différemment. Dans la région de Suceava, les électeurs semblent avoir trouvé en lui le réceptacle de toute la colère accumulée.
“Calin Georgescu inspire confiance, il est honnête.” Pour Daniel, 21 ans, il n’est pas question de remettre en cause le résultat du premier tour de l’élection présidentielle en Roumanie. Cet électeur de 21 ans, aperçu dans la ville de Suceava, au nord-est du pays, fait partie de ceux qui ont permis au candidat d’extrême droite d’arriver en tête du scrutin, à la surprise générale, le 24 novembre. Depuis, l’incertitude règne dans le pays. La Cour constitutionnelle a annoncé l’annulation du scrutin, dont le second tour était prévu dimanche 8 décembre, sur fond de soupçons d’ingérence russe.
L’institution souhaite ainsi « assurer la validité et la légalité » du scrutin. Des documents déclassifiés par la présidence roumaine ont en effet révélé « une campagne promotionnelle agressive » sur le réseau social TikTok, dont le but était de« accroître la popularité de Calin Georgescu de manière accélérée ». L’L’ombre du Kremlin plane également sur cette campagne de déstabilisation, qui a pleinement profité au candidat pro-russe.
Sur son compte TikTok, l’invité surprise de ce scrutin est en effet passé de quelques milliers de vues à plusieurs millions. « Nous disposons de plus en plus d’informations sur l’implication d’entreprises qui avaient déjà agi lors de la crise. élections en Moldavie et qui avait une stratégie toute faite pour soutenir la candidature de Georgescu”analyse Sergiu Miscoiu, professeur de sciences politiques à l’Université de Cluj-Napoca.
Mais la seule campagne numérique d’un candidat anti-vaccin, ultranationaliste et admirateur de Vladimir Poutine suffit-elle à expliquer ce bond de 5% dans les sondages à plus de 22% aux urnes ? « Ce n’est pas le facteur décisif. Ici, les politiques postent encore des messages sur Facebook.»note Cristian Preda, professeur de sciences politiques à l’Université de Bucarest. “Et ce ne sont pas les faux comptes qui sont allés voter”ajoute Adrian-Laurentiu, en quittant son bureau de vote lors des élections législatives à Suceava. Un peu plus loin, Elena, électrice sociale-démocrate, se dit “étonné par l’importance du vote Georgescu dans les zones rurales, où il n’y a pas de TikTok”.
Le candidat a d’abord profité de la montée du populisme dans le pays. Dimanche dernier, lors des élections législatives, l’extrême droite a obtenu 32% des voix, soit trois fois plus qu’en 2020. La « comète » de ce scrutin a également bénéficié de l’invalidation de la candidature de l’eurodéputée nationaliste Diana Iovanovici Sosoaca, longtemps créditée avec plus de 10% d’intentions de vote. Mais surtout, il exploite parfaitement les difficultés économiques de la population.
« Regardez le prix au kilo de jumari [une spécialité roumaine de lard grillé]c’est 80 lei [environ 14 euros]ça a beaucoup augmenté”se lamente Popescu entre les étals du marché couvert d’Obor, à Bucarest. “On sent vraiment l’inflation, notamment sur la facture de gaz”ajoute ce professeur d’histoire à la retraite. L’octogénaire n’a toutefois pas voté pour “CG11”, un des surnoms du candidat d’extrême droite en raison de sa onzième place au premier tour.
La situation économique de la Roumanie a considérablement progressé depuis son adhésion au marché commun de l’UE en 2007. Mais la coalition gouvernementale sortante, composée de sociaux-démocrates alliés aux libéraux, a dû faire face aux conséquences de la crise sanitaire et de la guerre en Ukraine, dans un pays où le Smic reste inférieur à 750 euros brut. Sans surprise, un vent de « désengagement » a soufflé ces dernières semaines sur les partis traditionnels qui se partagent le pouvoir depuis la chute du communisme en 1989.
Dans la région de Suceava, l’une des plus pauvres de l’UE, le candidat populiste a réalisé l’un de ses meilleurs scores. Ici, les électeurs semblent avoir trouvé en lui le réceptacle de toute la colère accumulée. Ils attaquent pêle-mêle la complexité de l’administration, l’état des routes, les transports défaillants. « Tout ce qui a été fait jusqu’à présent n’est que vol et destruction. » assure Senciuc, en quittant le bureau de vote de la commune de Mitocu Dragominei. « Nous voulons du changement, l’accès à plus de travail, de meilleures infrastructures »ajoute Ovidiu, un autre électeur de Calin Georgescu, en pointant du doigt les fissures qui défigurent le tarmac de la route.
Loin d’admirer le modèle occidental, les partisans de Calin Georgescu parlent aussi de leur attachement aux valeurs conservatrices. “Il veut préserver l’identité roumaine”continue Senciuc. « Si vous votez pour Lasconi, deux hommes pourront se marier. Nous sommes favorables à famille traditionnellelâchez Philippe et Simon, deux colosses trentenaires à la barbe épaisse, même si le candidat centriste a nié être favorable au mariage homosexuel. “Je suis contre les personnes LGBT, contre l’éducation sexuelle à l’école”s’exclame Aurel, autre électeur convaincu. « Je ne veux pas voter pour Lasconi parce que c’est une femme. (…) Les femmes doivent rester à la maison.»
La religion a également joué un rôle dans le vote pour un candidat se présentant comme « un vengeur envoyé par Dieu ». « On découvre des liens subtils avec la frange la plus radicale de l’Église orthodoxe, notamment à travers le monde monastique »dit Sergiu Miscoiu. Plusieurs prêtres orthodoxes se sont prononcés en faveur du candidat d’extrême droite, déclenchant une enquête des autorités religieuses.
Avec quatre à cinq millions de Roumains à l’étranger, la diaspora roumaine, qui a majoritairement voté pour Calin Georgescu, a pu à son tour jouer un rôle d’influence. « J’ai fait le test autour de moi, en demandant d’où il connaissait Georgescu ? On m’a dit : ‘Mon frère m’a appelé d’Allemagne pour m’en parler’ ou ‘Ma sœur m’a appelé de Belgique'”, témoigne Sanda-Maria Ardeleanu, professeur de linguistique à l’Université de Suceava.
Certains électeurs veulent mettre un terme à l’exil massif des Roumains à l’étranger. « Nous votons pour que nos enfants puissent vivre et finir leur vie ici en Roumanieexplique un couple de Suceava. Mais les gens au pouvoir ont réussi à brader nos ressources aux étrangers.» Calin Georgescu, ici couché «La Roumanie d’abord»chante les louanges du protectionnisme, promettant de revenir à privatisations de l’ère post-communiste. Cet ancien haut fonctionnaire surfait aussi sur des thématiques « concernant le retour au bercail, à la vie, à la nature, la reconnexion à la nature, le développement personnel »énumère Sergiu Miscoiu.
« Toute cette rhétorique des nouvelles spiritualités a été absorbée et régurgitée avec un mélange de nationalisme et de messianisme. Et j’ai trouvé une certaine résonance.
Sergiu Miscoiu, professeur de sciences politiques à l’Université de Cluj-Napocasur franceinfo
Calin Georgescu, qui a également préfacé le dernier livre du controversé Robert Kennedy Jr, futur ministre de la Santé de Donald Trump, a tenu de nombreuses déclarations complotistes au cours de sa campagne. Il décrit le changement climatique comme« arnaque mondiale »évoque des nanoparticules dans les sodas, met en doute l’existence de la guerre en Ukraine ou du Covid-19. « Les électeurs étaient fascinés par des mots simples : église, patrie, famille, paix… Et les absurdités de ses discours ne les choquaient pas »» déplore Sanda-Maria Ardeleanu.
À Suceava, on retient surtout le CV de l’ancien représentant de la Roumanie auprès de l’ONU pour les questions environnementales, plus que ses hommages aux figures du fascisme roumain. “Il a été dans des institutions étrangères, il a l’expérience pour être président”estime Stefan, 78 ans. “Avoir des valeurs ne fait pas de vous un extrémiste”ajoute Vladeanu, 80 ans.
La Roumanie est donc divisée entre ceux qui en attendent un changement. Et ceux qui le craignent. Au marché d’Obor, en attendant de commander ses mititei (petites saucisses très populaires), Codrin s’exaspère et croit que Calin Georgescu « n’est pas du tout conforme aux valeurs modernes de notre pays ». Il craint de voir la Roumanie s’éloigner du giron européen. A quelques mètres de là, la situation inquiète aussi Niculina, 90 ans.
“Les jeunes qui ont voté pour Georgescu ne savent pas vraiment ce qui s’est passé avant 1989 avec Ceausescu.”
Niculina, retraitéesur franceinfo
“Ils pensent tous que c’est une blague, mais ce n’est pas le cas.”elle murmure. Pour de nombreux électeurs de Calin Georgescu, il n’y a en effet pas de quoi rire. Comme Philip et Simon, plusieurs ont annoncé samedi dernier que si le scrutin présidentiel était annulé par les autorités, ils ne s’arrêteraient pas là : “Si nécessaire, nous manifesterons à Suceava ou même à Bucarest.”
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