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“Leurs enfants après eux”, Goncourt de Nicolas Mathieu, adapté par les frères Boukherma


Sur le tournage de « Leurs enfants après eux »

Chi-fou-mi Productions

C’est le côté farceur de la gémellité : lorsqu’ils regardent des photos de leur enfance, Ludovic et Zoran Boukherma ne savent pas toujours qui est l’un, qui est l’autre. Pourtant, en les observant pendant une heure et demie d’échanges, dans un café parisien, on croit déceler des traits un peu plus anguleux chez Ludovic, plus arrondis chez Zoran. Mais sans certitude.

A 32 ans, ces deux frères lot-et-garonnais ont déjà réalisé quatre longs métrages ensemble. Leur nouvelle production « Leurs enfants après eux », en salles le 4 décembre, est l’un des événements de cette rentrée au cinéma. Ils franchissent un cap, en termes de budget (12 millions d’euros), de casting (Paul Kircher, Gilles Lellouche, Ludivine Sagnier), d’enjeux (c’est l’adaptation du roman de Nicolas Mathieu, Goncourt et gros succès de l’année 2018) .

Pour un format plus lisible de cet entretien, nous avons regroupé leurs commentaires, sous le nom générique « Ludovic et Zoran ». Cette aisance ne trahit pas la conversation : ces deux frères proches parlent souvent à l’unisson. Ils disent presque systématiquement « nous ».


Les jumeaux en 1994 : « Nous sommes nés à Marmande, puis nous avons grandi à Port-Sainte-Marie. Enfants, nous étions heureux d’être à la campagne. Mais à l’adolescence, on s’ennuyait ! Les étés nous semblaient interminables… »

Collection personnelle de photos


In the 1990s in Port-Sainte-Marie, in Lot-et-Garonne, between Tonneins and Agen

Collection personnelle de photos

Comment ce projet de film est-il né dans votre vie ?

Ludovic et Zoran. Le producteur Hugo Sélignac avait acheté les droits du livre et souhaitait en réaliser une adaptation en série, réalisée par Gilles Lellouche. Gilles, qui avait aimé notre premier film « Teddy », nous a proposé de co-écrire la série. Mais comme il était très mobilisé par « L’amour Ouf », nous avons repris le projet. Et on s’est dit que cette histoire méritait le grand écran. On craignait aussi, peut-être à tort, les conditions de travail dans un format « série », on craignait de manquer de temps.

Avez-vous lu le livre de Nicolas Mathieu ?

Oui, et j’ai beaucoup aimé. C’est un grand roman social, presque un 21e Rougon-Macquart ! Nous y avons retrouvé une grande partie de notre adolescence. La du livre, vallée vosgienne postindustrielle, n’est pas la France rurale de notre Lot-et-Garonne natal, mais nous sommes issus d’un milieu ouvrier modeste. Dans le film, on parle de nos parents, de nous.

Nicolas Mathieu a-t-il participé à l’écriture du scénario ?

Non, au contraire, il nous disait souvent « faites votre propre truc ! »

Goldman, NTM, les Red Hot… Vous comptez beaucoup sur la musique pour reconstituer les années 1990, que vous connaissiez peu depuis votre plus jeune âge…

Ce n’est pas parce que l’histoire parle de reproduction de classe et des effets de la désindustrialisation qu’on ne peut pas offrir du souffle, du plaisir, des émotions. Et la musique y contribue. Nous voulions un film généreux, en adéquation avec nos goûts. Nous n’avons pas grandi dans une famille liée au cinéma d’art et d’essai. Nous avons grandi avec les films hollywoodiens. « Titanic », « Forrest Gump »… Notre premier rapport au cinéma s’est fait par l’émotion. Nous avons à cœur d’accéder à cette émotion, et de réaliser des longs métrages destinés au grand public.

On ne se sentira jamais complètement parisien


Avec leurs parents, Christian et Myriam : « Notre mère gardait les enfants à la maison ou travaillait comme animatrice au centre de loisirs »

Collection personnelle de photos

Comment a été votre enfance ?

Nous sommes nés à Marmande, puis nous avons grandi à Port-Sainte-Marie. Notre mère gardait les enfants à la maison ou travaillait comme animatrice au centre de loisirs. Notre père, frigoriste, réparait des climatiseurs et des chambres froides. Enfants, nous étions heureux d’être à la campagne, de faire du vélo, de jouer dans la nature. Mais à l’adolescence, on s’ennuyait ! Comme Anthony dans le film. Les étés nous semblaient interminables… Notre fantasme était d’aller aux Etats-Unis.

Quel a été votre parcours depuis Port-Sainte-Marie jusqu’au monde très fermé du cinéma ?

Nos parents nous ont toujours poussés à exprimer notre sensibilité. À Port-Sainte-Marie, on a fait du théâtre et du gym. Nous avons aussi beaucoup dessiné. Nous étions très seuls. Adolescents, armés d’un caméscope, nous avons commencé le montage et l’écriture de scénarios dans le bus du matin qui se déroulait aux États-Unis. On a regardé à quoi ressemblaient les lieux sur Street View… Puis après le bac, en 2011, on est allés à Paris. Nous étions boursiers, nous avions 500 euros par mois. Nous sommes allés dans une école anglaise, celle de Luc Besson, nous avons tourné des petites choses, puis un court métrage, primé au festival de Clermont-Ferrand en 2015. C’est là que nous avons été repérés, que des producteurs nous ont contactés. Et il y a eu le premier long métrage, « Willy 1er » en 2016, puis « Teddy » en 2020 et « L’année du requin » en 2022.

Dans le film, le déterminisme social limite les perspectives professionnelles d’Anthony et de ses camarades, fils d’ouvriers. Mais votre itinéraire en est totalement exempt…

Oui mais ce n’est pas la norme. Notre parcours permet à certains de dire « la méritocratie marche », ou encore « quand on veut on peut ». Mais ce ne sont que des fables… Malheureusement, très peu d’entre nous sont issus des classes populaires dans les milieux artistiques et culturels. Et puis notre réussite est une réussite de clown, d’artiste, sans grand enjeu. Nous n’avons pas fait l’ENA ni HEC. Nous souffrons tout le temps du syndrome de l’imposteur. On a l’impression de ne pas avoir le bagage littéraire ou cinématographique…

Dans « Leurs enfants après eux », vous posez un regard tendre mais sans concession sur la vie dans les milieux populaires des années 1990. Anthony se trouve être raciste. Et les pères sont rudes, voire violents…

Respecter les personnes dont on parle, c’est aussi en parler sans prétention. Nous ne pouvons pas éviter le racisme et la violence. Le racisme d’Anthony est un racisme de circonstance : il reproduit des choses qu’il entend dans son milieu familial. Quant aux pères, ils se sentent diminués par le chômage et la fermeture des hauts fourneaux. Ils aiment, mais ils aiment mal.

Nous nous retrouvons habituellement au café tous les matins à 7h30 pour écrire. Être deux motive.


Leur père, Christian : « Notre père, frigoriste, réparait climatiseurs et chambres froides »

Collection personnelle de photos

Comment travaillez-vous ensemble ?

Nous faisons tout ensemble, à chaque étape, de l’écriture à la post-production.

Pourriez-vous faire une tournée « en solo » ?

Non, nous ne nous voyons pas vraiment travailler séparément.

Comment, à 30 ans, imposer son autorité sur un tournage ?

Le travail sur le plateau est très collectif, pragmatique. Nous interagissons constamment avec l’équipe. Quand nous avons un doute, nous débattons à haute voix pour que chacun puisse proposer sa solution. Nous voulons à tout prix éviter la posture du « réalisateur tout-puissant » à qui personne n’ose rien dire.

Il faut de la confiance en soi pour entreprendre la réalisation d’un long métrage, d’où vient-elle ?

Sans doute du travail, et une forme de discipline. Nous sommes très introvertis, nous sortons rarement, nous ne sommes pas des gens du soir. Nous nous retrouvons habituellement au café tous les matins à 7h30 pour écrire. Nous allons mieux le matin. Être deux motive. Nous savons que l’autre attend au café.

Vous sentez-vous pleinement parisien aujourd’hui ?

Non. Nous avons vraiment ce truc avec les transfuges de classe : un pied de chaque côté. Nous n’appartiendrons jamais complètement au monde parisien.

Au fil du temps, votre regard sur le Lot-et-Garonne a-t-il évolué ?

Oui, on le voit très différemment aujourd’hui, on perçoit davantage sa beauté, car on ne se sent plus captif. Nous avons gagné notre liberté. Vous appréciez beaucoup plus l’endroit où vous vivez lorsque vous savez que vous pouvez partir.

« Leurs enfants après eux », diffusé le 4 décembre à 2h16

Une jeunesse des années 1990

« On s’ennuie ! » » déplore, fixant la caméra d’un regard à la fois perdu et insolent, Anthony (Paul Kircher), 14 ans, dans la première séquence de « Leurs enfants après eux ». Par une chaude après-midi, au bord d’un lac, il rencontre Stéphanie. Coup de tonnerre. Pour la rejoindre un soir, il emprunte en secret la moto de son père. Mais lorsque le lendemain matin il constate que la moto a disparu, tout change. L’histoire suit assez fidèlement l’intrigue du roman de Nicolas Mathieu. Les frères Boukherma racontent leur jeunesse, de 1992 à 1998, dans une France dévastée par la désindustrialisation. Ils ont choisi une mise en scène efficace, musicale, rythmée et ample. Cette fresque incandescente émeut par son évocation de l’adolescence, sa fragilité, son opacité, et sa description de relations père-fils entravées par le non-dit, la maladresse.

 
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