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« Les missiles à longue portée redeviennent un outil stratégique de compétition » – L’Express

Les Ukrainiens attendent cela depuis des mois. La Maison Blanche les a finalement autorisés à utiliser un missile américain à longue portée, l’ATACMS, pour frapper des positions en profondeur sur le territoire russe. Mais avec une réserve : cela devra se limiter, dans un premier temps, à la zone où l’armée ukrainienne a franchi la frontière, dans la région de Koursk. L’épisode vient rappeler que l’usage des armes à longue portée est une clé du conflit pour les belligérants.

Dans un reportage publié ce mardi 19 novembre, dont L’Express a eu la primeur, deux chercheurs de l’Institut français des relations internationales (IFRI), Héloïse Fayet et Léo Péria-Peigné, expliquent l’importance croissante de ces frappes profondes, plusieurs à des dizaines de kilomètres de la ligne de front, pour lesquels l’Europe, et notamment la , accumule des retards de capacité. “[Elles] redevenir un outil de compétition stratégique, expliquent-ils, comme à la fin de la guerre froide.»

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L’Express : Joe Biden vient d’autoriser l’Ukraine à utiliser les missiles américains longue portée ATACMS pour frapper en profondeur la Russie. Quels sont ces missiles ?

Léo Péria-Peigné : L’ATACMS est un missile semi-balistique sol-sol. Il peut être lancé par un lance-roquettes multiple à roues comme le Himars ou par un lance-roquettes à chenilles comme le MLRS, modèles fournis par l’Occident à l’Ukraine. Celui-ci a reçu un ATACMS d’une portée de 150 kilomètres avec une charge d’armes à sous-munitions et peut-être aussi une version allant encore plus loin. Ces charges antipersonnel et antiblindés contiennent plusieurs centaines de petites bombes qui touchent le sol.

Comment les Ukrainiens pourraient-ils les utiliser ?

LPP : Jusqu’à présent, leur usage était réservé à des cibles situées soit sur le territoire ukrainien occupé, soit à proximité immédiate du front. Les Ukrainiens n’ont pas pu en exploiter pleinement l’ampleur sur le territoire russe. Désormais, ils pourraient les utiliser, selon les médias américains, dans la région de Koursk [NDLR : partie de la Russie occupée par l’Ukraine depuis une offensive estivale]où des soldats nord-coréens sont venus participer à la contre-offensive russe.

L’Ukraine est actuellement en difficulté sur le front. Les « nouvelles » armes occidentales comme l’ATACMS ne sont-elles pas livrées un peu trop tard ?

Héloïse Fayet: Depuis l’invasion de février 2022, on craint une escalade conventionnelle, voire nucléaire, avec la livraison de nouvelles armes. Mais dans ce cas, puisque c’est la Russie qui déclenche l’escalade en premier avec l’utilisation de soldats nord-coréens, les Américains peuvent répondre qu’il s’agit d’une réponse à une escalade russe. Cependant, cette livraison arrive très tard.

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Cette autorisation s’appliquera-t-elle à d’autres équipements comme les missiles air-sol français Scalp ?

HF : Pour le moment, nous ne le savons pas. L’Ukraine n’aurait plus ni le Scalp français ni son jumeau britannique, le Storm Shadow. La question pourrait se poser à nouveau en cas de nouvelles livraisons de missiles, qui pourraient conduire à un alignement sur la ligne américaine. Il pourrait également y avoir un autre missile air-sol, le Taurus allemand, si les réticences du chancelier Olaf Scholz disparaissent. Mais il n’y a pas de matériau qui change la donne en soi, c’est la quantité utilisée qui compte.

Vous venez de publier un rapport sur les frappes profondes. De quelles armes parle-t-on ?

LPP : La profondeur est tout ce qui dépasse l’environnement immédiat du front et les systèmes tactiques d’appui au combat, comme les postes de commandement importants, les nœuds de ravitaillement, ou les infrastructures critiques comme les ponts et autres, au-delà de 50 à 100 kilomètres. Pour l’Otan, il s’agit plutôt de 300 kilomètres, pour les armes relatives à l’artillerie longue portée, aux missiles moyenne portée, aux drones ou aux missiles de croisière navals.

Pourquoi ces armes sont-elles un sujet brûlant pour les armées du monde ?

HF : La frappe profonde n’a jamais disparu de la notion d’emploi des armées occidentales, mais n’était plus un sujet dans le contexte des guerres contre-insurrectionnelles menées par les Occidentaux au Sahel ou au Moyen-Orient. Ils se retrouvent désormais face à des adversaires qui n’avaient pas été confrontés à ces problématiques contre-insurrectionnelles et qui avaient continué à développer des armes de frappe profonde comme la Russie et la Chine. La précision des missiles n’a cessé de s’améliorer depuis la révolution des genres dans les années 1970 et 1980. À cela s’ajoute le développement d’armes hypersoniques. [NDLR : plus de cinq fois la vitesse du son]. Les frappes profondes redeviennent un outil de compétition stratégique, comme à la fin de la guerre froide.

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Avec quelle différence ?

LPP : Nous allons vers une forme de démocratisation. L’accès aux technologies pour mener des frappes en profondeur devient plus simple, qu’il s’agisse de constituer des moyens de frappe, comme le montrent les drones iraniens Shahed, capables de parcourir 2000 kilomètres, et d’identifier une cible et de voir si elle a bien été détruite, grâce à un satellite civil. des images ou d’autres drones. Les défenses anti-aériennes occidentales ne sont pas calibrées pour faire face à cette menace.

Quels pays sont en avance et lesquels sont en retard ?

HF : La Chine mise beaucoup sur ces armes, avec une force dédiée et une très large gamme de missiles balistiques, de croisière, voire antinavires, pour frapper Taïwan, mais surtout les navires et bases américaines dans l’Indo-Pacifique comme Guam. La Corée du Sud exporte ses systèmes longue portée vers la Pologne, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite. La Corée du Nord développe un arsenal balistique à courte et moyenne portée. Il existe de petits programmes au Japon et en Australie. L’Asie est le laboratoire des grandes profondeurs. C’est pour ce théâtre que les États-Unis développent des systèmes pour frapper la Chine, depuis Guam, les Philippines, la Corée du Sud et le Japon. Au Moyen-Orient, Israël, l’Iran et ses relais régionaux, comme le Hezbollah et les Houthis au Yémen, disposent d’armes pour frapper en profondeur.

Et en Europe ?

LPP : Il y a les Russes dont une grande partie de la doctrine repose sur l’artillerie. Ils disposent des missiles sol-sol Iskander et de plusieurs autres vecteurs air-sol. Les Ukrainiens, outre les drones, misent sur des programmes de missiles à longue portée qu’ils développent eux-mêmes. Du côté européen, on retrouve des systèmes hérités de la guerre froide, comme le MLRS, dont est issue la LRU française, et les Himars, dont certains pays s’équipent.

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De quoi la France a-t-elle pour frapper en profondeur ?

LPP : Il possède un vecteur air-sol, le Scalp. La Marine dispose d’un missile qu’elle peut tirer depuis ses navires de surface et ses sous-marins d’attaque de dernière génération, les MDCN, d’une portée de 1 000 kilomètres. L’Armée dispose de ce reliquat de 4 à 6 LRU sol-sol en cours de remplacement, contre 230 équivalents Himars coréens acquis par la Pologne…

HF : Tout cela donne des options trop limitées aux décideurs français. La petite quantité fait que l’usage est forcément stratégique. Le prix du Scalp contredit la pratique contemporaine des frappes profondes, massives en Ukraine.

La Direction Générale de l’Armement a lancé un appel d’offres pour les frappes profondes et un autre pour les frappes très profondes…

LPP : Oui, à chaque fois avec une équipe comprenant MBDA et une autre avec ArianeGroup. Il y a d’abord le projet d’un lance-roquettes qui atteint 150 kilomètres, contre 80 pour LRU actuellement, mais qui peut aussi frapper à 500 kilomètres. Ensuite, il y a l’initiative européenne Elsa [European Long-range Strike Approach]qui comprend, sans toutefois s’y limiter, la frappe très profonde lancée conjointement par la France, l’Allemagne, l’Italie et la Pologne, rejointes par le Royaume-Uni le mois dernier.

De quoi parle-t-on ?

HF : Ce qui dépasse les 500 kilomètres. Il s’agit de capacités qui étaient interdites par le traité INF, concernant les missiles à portée intermédiaire, qui interdisait le développement de missiles sol-sol de portées conventionnelles ou nucléaires de 500 et 5 500 kilomètres. Ce traité, issu de la crise des euromissiles des années 1980, ne concernait que les Etats-Unis et l’URSS, puis la Russie, entraînait l’absence de développement de ce type de capacités en Occident. Mais Washington s’en est sorti en 2019 en accusant la Russie de le violer. Depuis, les deux pays ont développé de nouveaux systèmes.

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Cela pourrait-il avoir un impact sur la dissuasion nucléaire ?

HF : Dans le cas de systèmes pouvant transporter des charges nucléaires ou conventionnelles, comme se développent la Russie et la Chine, cela risque de générer des erreurs d’interprétation en cas de tir. En outre, des objectifs qui ne pouvaient auparavant être atteints que par des systèmes nucléaires sont désormais atteints par des systèmes conventionnels. Ces frappes en profondeur donnent, en tout état de cause, une possibilité supplémentaire aux décideurs politiques et militaires d’accroître la pression sur les sites stratégiques de l’adversaire et d’avoir un impact psychologique sur ceux-ci. Ils renforcent la dissuasion conventionnelle et soulèvent des questions sur leur lien avec la dissuasion nucléaire.

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