A midi quarante, Philippe Claudel, le président du jury Goncourt, descend les escaliers de Drouant, place Gaillon, à Paris. Et annonce le 122e Prix Goncourt, remporté par… Kamel Daoud au premier tour par six voix contre deux pour Hélène Gaudy, une pour Sandrine Collette et une pour Gaël Faye. Il y a quelques jours, la rumeur courait que les « Dix » de Drouant étaient parfaitement répartis, cinq contre cinq pour Houris (Gallimard) du journaliste et écrivain franco-algérien Kamel Daoud et pour Jacaranda (Grasset) du rappeur franco-rwandais Gaël Faye. On aurait alors pu s’attendre à une finale aussi folle qu’en 2023 avec un Jean-Baptiste Andrea (veille sur elle) sacré au 14e tour grâce au double vote du président Didier Decoin, et seulement en 2022 avec Brigitte Giraud (Vivez vite) selon un scénario identique. Un combat passionnant entre deux auteurs francophones (chacun ayant vécu, directement ou indirectement, les horreurs et les massacres de la guerre civile) édités par deux grandes maisons d’édition littéraire et dont les romans connaissent un grand succès en librairie – plus de 160 000 exemplaires pour Gaël Faye selon Edistat et plus de 75 000 pour Kamel Daoud (hors Suisse, Belgique, Québec…). Mais entre-temps, plusieurs membres du jury ont « changé de cap » et ont préféré couronner le courageux natif de Mesra, prix Goncourt du premier roman 2015 pour Meursault, contre-enquête.
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Mais avant de monter au restaurant pour « cuisiner » les membres du jury, rappelons que les Goncourt ont eu chaud cette année. Grâce à un système d’alternance avec les « Dames » du Femina qui fait que chacune décerne son prix à tour de rôle en premier et ce pour une durée gentleman Agreement fr 2004, ils ont échappé de peu à l’élection présidentielle américaine ce mardi qui va capter l’attention de la planète entière (au détriment des prix Femina, donc). Là-haut, l’ambiance est plus calme qu’à Washington. Pas de sourires tendus ni de visages maussades, même les supporters des trois auteurs éliminés ont fait le show. C’est parce que chacun reconnaît, d’une seule voix, la force et le courage de Houris et son auteur ; tout le monde aussi applaudit le prix Renaudot décerné à Gaël Faye (au 1er tour).
« Un livre qui a du souffle »
A commencer par Pierre Assouline, un des premiers soutiens du journaliste franco-algérien (il a obtenu la naturalisation française en 2020). Il s’est battu, nous raconte-t-il, avec Régis Debray pour que Kamel Daoud obtienne le Goncourt en 2014 pour son premier roman, Meursault, contre-enquête. «Je suis très heureux parce que Houris est un grand roman exigeant. C’est un livre qui a du souffle et une grande puissance. Sur ce sujet, il ne pouvait pas écrire avec tiédeur, il devait le faire avec dureté et passion. A gauche de Pierre Assouline, Pascal Bruckner, dont on sait qu’il a voté pour Sandrine Collette, ne se retient pas non plus de louanges : « Je suis Kamel Daoud depuis 2015, depuis qu’il a été lynché en Le monde après l’affaire des viols de Cologne, pour avoir dit que c’était un signe de la misère sexuelle des immigrés, toute la gauche s’est jetée sur lui en le traitant de raciste. L’homme est courageux, très bien. Avec Kamel Daoud, l’islam redevient aujourd’hui un enjeu central de la politique à travers le sort réservé aux femmes. C’est une très belle journée, à tous les niveaux, littéraire, symbolique, politique. Littéralement, il emprunte à plusieurs genres, chant, litanie, on retrouve tout cela dans la littérature arabe. Il y a peut-être certains chapitres plus difficiles à aborder que d’autres mais cela fait partie de la langue française. Cela me rappelle Mohamed Mbougar Sarr, notre lauréat 2021, avec son langage beau et puissant.
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Didier Decoin était fasciné, dit-il, par le côté incantatoire de sa langue. « J’ai l’impression d’entendre les paroles de Shéhérazade, c’est un très bon texte, je ne sais pas si le public l’appréciera, mais c’est beau. J’ai beaucoup aimé Sandrine Collette et Olivier Norek aussi, je trouve que cette rentrée a été très belle. Tahar Ben Jelloun, pour sa part, partisan depuis le début, se félicite de l’aura internationale qu’aura ce livre et de leurs combats communs contre l’islamisme. Camille Laurens, qui a voté pour Hélène Gaudy, se dit très heureuse de ce prix décerné à Kamel Daoud pour « un livre nécessaire, important, pour la voix qu’il donne à la souffrance des femmes. On peut aimer son lyrisme et l’émotion qu’il affiche avec plénitude. De même Christine Angot, qui dit s’être battue pour que Houris soit dans le dernier carré et, une fois assurée de son succès final auprès de ses camarades, a tenu à adresser un coup de chapeau à la magnifique Archipels de Hélène Gaudy : « Elle aussi, d’une certaine manière, est dans l’indicible, et sa phrase, extrêmement délicate et nuancée, est très belle. Là, il n’était pas possible de ne pas défendre Kamel Daoud. un vrai écrivain, c’est quelqu’un qui est seul à faire quelque chose, ses mots sont beaux, mais pas calmes, pas simples, malgré les apparences ce livre est quelque chose qui est de l’ordre du devoir, Kamel Daoud ; est quelqu’un qui ne peut pas ne pas le faire. Cela dit, il était important pour moi de défendre Hélène Gaudy. Elle est désormais plus que repérée. Bref, on a beau chercher, pas une seule voix discordante ne vient gêner l’harmonie de ce jury Goncourt 2024.
Un nouveau tirage à 350 000 exemplaires
Pendant ce temps, Kamel Daoud est arrivé, avec Antoine Gallimard, son éditeur, rayonnant, dans le salon de Drouant. Le patron des Editions Gallimard explique en souriant que « cela montre que la femme est la mémoire de l’homme. La seule liberté que nous aimons, c’est la liberté de créer, et quel pouvoir c’est d’avoir pu créer ce double féminin. Avant d’annoncer un nouveau tirage à 350 000 exemplaires.
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Une chose est sûre, Kamel Daoud ne recevra pas de message de félicitations de la part du président algérien contrairement à Mohamed Mbougar Sarr à qui le président sénégalais avait envoyé un SMS élogieux l’après-midi même de son sacre, le 3 novembre 2021. En effet, l’auteur qui se présente comme « un enfant de l’indépendance » et plaide pour un « droit à la vérité » sur l’histoire récente de l’Algérie, notamment la guerre civile des années 1990, est en rupture avec son pays où il est toujours interdit d’aborder le sujet – alors que les éditions Gallimard ont été récemment évincées du Salon international du livre d’Alger (SILA), probablement en raison de la publication de Houris. Hourisjustement, évoque cette sombre décennie des années 1990 opposant « les soldats louches et les hommes barbus de Dieu » et faisant quelque 200 000 morts, décennie que l’écrivain a couverte en tant que journaliste. La narratrice principale, Aube, a été égorgée à l’âge de 5 ans par des islamistes. Miraculeusement, elle est devenue muette et a obtenu un sourire monstrueux reconstruit par les chirurgiens. Deux décennies plus tard, enceinte d’une petite fille (c’est une fille, elle en est convaincue), elle lui raconte, au fil de longs monologues, ses traumatismes intimes comme les démons de toute une nation – l’hypocrisie des religieux. , la violence de l’islamisme.
Au menu du nouveau gagnant, une invitation le soir même au spectacle Tous les joursde Yann Barthès, dont il sera l’invité principal, et un autre au matin du France Inter Mardi matin. Pas si mal en ces temps d’élections américaines à suspense.
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