Jean-Marie Le Pen, décédé mardi 7 janvier, aimait être perçu comme un homme de culture, maniant à la perfection l’imparfait du subjonctif. Dans le cadre de l’écriture d’un livre sur l’extrême droite, notre journaliste Michel Eltchaninoff est allé l’interroger, en 2016, sur ses goûts philosophiques et littéraires. L’image du savant classique cède alors la place à celle d’un idéologue obsédé par la décadence et la haine des peuples non européens. Récit d’un après-midi avec le leader historique du Front national, à Montretout.
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Ce n’est pas forcément rassurant de se retrouver au portail de la villa Le Pen à Saint-Cloud, au-dessus de la Seine. Non seulement un doberman, qui a dévoré l’un des chats de Marine en 2014, grogne à l’entrée, mais le gardien, lorsqu’on lui demande si le chien mord ou dévore les visiteurs, répond froidement : “Ça dépend qui…” Si la confidente de Jean-Marie Le Pen, Lorraine de Saint-Affrique, a accepté d’organiser une rencontre avec le leader historique du Front national, c’est parce que je lui avais proposé de répondre à mes questions sur ses goûts. philosophique et culturel, dans le cadre d’un ouvrage que j’écrivais, Dans la tête de Marine Le Pen (Solin-Actes Sud, 2017). Côté culture, je n’allais pas être déçu.
Un humaniste classique ?
Le salon bourgeois dans lequel on me fait entrer respire le collectionneur de livres anciens et de bibelots. Parmi les maquettes de bateaux et les œuvres jaunies, je remarque un calendrier à l’effigie d’un autre protecteur de la culture traditionnelle, Vladimir Poutine. Impeccable dans son costume bleu nuit, Jean-Marie Le Pen, alors âgé de 88 ans, est fermé et renfrogné. Mais il s’anime vite lorsque je lui demande de parler de sciences humaines. ” Ici, j’ai 15 000 livres, il se vante. Je collectionne même les bibliothèques que les voisins veulent jeter. J’aime les livres, leur contact. C’est pourquoi je n’utilise pas de livrets pour lire. Un fossé immense s’est ouvert avec la culture classique. Même en termes de langage, nous n’utilisons pas les mêmes termes. Je remarque parfois de grossières erreurs grammaticales dans certains articles de presse. » Cette apologie d’un rapport traditionnel à la littérature correspond parfaitement à la formation, dans un collège jésuite, de Jean-Marie Le Pen : « Nous avons appris par cœur 400 vers français par trimestre, 200 vers latins, 100 vers grecs. Nous étions ouverts aux philosophies et à la religion grecques et romaines anciennes. Depuis, je suis resté très philhellénique. J’ai eu le grand honneur d’être admis comme le premier non-Grec à entrer dans la tombe de Philippe de Macédoine.… » L’orientation classique et occidentale est assumée.
Un drôle de philosophe préféré
Quand je lui demande quel philosophe grec il préfère, Je me sens un peu gêné : « Je ne me sens pas philosophe, il répond. Je suis plutôt un homme d’action. Mais j’ai lu beaucoup de livres de philosophie. » Lesquels ? ” J’aurais l’impression de trahir la vérité en soulignant ce qui n’est pas vrai. Je n’ai pas l’impression d’appartenir à une école philosophique plus qu’à une autre. J’ai une appréhension très ouverte, très cosmopolite « . J’ai alors suggéré le Nietzsche allemand, ennemi des systèmes et prophète de la vie. Il répond : « Je n’ai pas beaucoup de contacts avec les philosophes allemands. Je reconnais la valeur et la force d’un certain nombre de leurs propositions, mais je ne me sens pas à l’aise dans leur réflexion ni dans leur expression. C’est instinctif. »
« Ce sont plus les poètes que les philosophes qui m’ont influencé. L’un d’eux en particulier, qui est Robert Brasillach. »Jean-Marie Le Pen
Je lui demande alors s’il préfère Descartes ou Bergson. Au lieu de répondre, il poursuit avec ses goûts musicaux plus germanophiles : « Par contre, j’ai quelques morceaux de musique qui sont pour moi des modèles, comme le Concerto pour violon en ré le Beethoven. » Le fondateur du Front National s’éclaire soudain et se met à fredonner, tonitruant, au rythme d’une marche militaire : « crois, crois crois, crois crois, crois crois crois, crois crois… » Il poursuit : « Je connais des centaines de chansons. J’ai un répertoire qui va du religieux à l’érotique, des salles de garde aux marches militaires de la Légion étrangère, en passant par les chansons royalistes ou anarchistes, les chansons de Tino Rossi ! » Il passe alors sans transition à la poésie et se met à réciter avec emphase, à peine remis :
« J’ai perdu mes forces et ma vie,
Et mes amis et ma gaieté ;
J’ai perdu même ma fierté
Ce qui a fait croire aux gens en mon génie.
Quand j’ai connu la Vérité,
Je pensais que c’était une amie;
Quand je l’ai compris et ressenti,
J’en étais déjà dégoûté. »
Il conclut d’un ton sérieux : “Il le faudrait.” Je crois comprendre que la philosophie, pour lui, est d’abord dans la musique du langage. J’essaie de le guider dans cette direction: « Pourquoi la poésie ? Je ne me pose pas ce genre de questions. J’aime ça ou je n’aime pas ça. » Mais je ne le laisse pas partir et, en l’absence de philosophes, insiste pour connaître les noms de ses auteurs préférés. Là encore, il fait mouche : « J’ai tellement lu que je ne sais plus quelle influence cela a pu avoir sur moi. Ce sont plus les poètes que les philosophes qui m’ont influencé. » Mais lesquels, finalement ?! Il accepte de citer un nom : « L’un d’entre eux en particulier est Robert Brasillach. Tout d’abord, il fait partie des rares poètes condamnés à mort, comme André Chénier, guillotiné pendant la Révolution française. Brasillach écrit son Poèmes de Fresnes avant de mourir à 34 ans. » Le seul écrivain qu’il cite comme l’une de ses inspirations est une figure de l’extrême droite française, ancien de l’Action française, rédacteur en chef du journal collaborationniste et antisémite. Je suis partout. Comme pour adoucir ce choix, il cite ensuite La Fontaine, Corneille, Racine, Supervielle. Ce questionnaire culturel est déconcertant. Aimant se montrer comme un homme de grande culture classique, Jean-Marie Le Pen a du mal à citer les auteurs qui l’ont aidé à développer sa vision du monde. Et quand il finit par le faire, il privilégie l’une des références majeures de l’extrême droite.
Décadence et démographie
Quand je lui demande de déployer sa vision globale du monde, Je me rends compte qu’elle repose entièrement sur la question démographique et sur une conception de l’histoire qui se veut scientifique. Si ” notre civilisation est en déclin “, c’est à cause de ” l’effondrement des valeurs religieuses dans notre société depuis les années 1960 et le Concile Vatican II » (1962-1965), dont l’objectif était d’adapter l’Église catholique au monde contemporain. Mais les causes de cet affaissement résident, selon lui, dans un « dépression démographique, qui a conduit à la ruine des structures spirituelles, morales, mentales et psychologiques » de la civilisation européenne. Et d’où vient cette dépression ? ” De la promotion professionnelle des femmes en dehors de leur famille, de l’égalitarisme sexuel. La féminisation de la société a conduit à la promotion de l’indépendance sociale des femmes et à leur éloignement de leur fonction vitale de reproduction. « . Toute l’après-guerre est rejetée au nom d’un passé – qui correspond, ce n’est sans doute pas un hasard, à la propre enfance de Jean-Marie Le Pen.
L’obsession démographique explique la promotion du thème de l’immigration, qui fait le succès du parti lepéniste depuis les années 1980. Là encore, le schéma explicatif se veut rigoureux, presque scientifique. Selon Jean-Marie Le Pen « l’immigration massive résulte de la révolution démographique. Il suffisait d’esquisser les conséquences probables dans un monde décadent tel que nous le connaissions pour comprendre ce qui allait se passer ensuite. La force du Front, c’est d’avoir concentré dès le début son action sur des thèmes qui deviendront d’actualité des années plus tard. « . L’homme politique multiplie les exemples et aligne les chiffres : « En Afrique, l’explosion démographique atteint des proportions incontrôlables. Dans cinquante ans, le Nigeria comptera 440 millions d’habitants. Il y a ici des chocs physiques, sociaux, spirituels et religieux, révolutionnaires en eux-mêmes et qui bouleverseront une civilisation comme la nôtre. L’Europe a un taux de reproduction de 1,4 enfant par femme, alors qu’il est de 5 dans les pays du tiers monde. Cela entraîne toute une série de conséquences, de promiscuité, de nécessité, de besoin, de chocs. « … Le Pen réactive le mythe de l’Europe du Nord, un des concepts favoris de certains courants d’extrême droite dans les années 1960 : » L’Europe boréale, qui s’étend de Brest à Vladivostok, a en commun le vaste espace géostratégique de la Sibérie. Cependant, il lui reste très peu de temps pour assurer sa survie. Si elle n’est pas réalisée sous des formes dynamiques au niveau géographique et protectrice au niveau sécuritaire, elle sera submergée par des formes d’invasions clandestines, puisqu’elles ne seront pas militaires, mais civiles. »
« La réussite de notre civilisation tient au retard artificiel de la sexualité, alors qu’elle se libère chez les peuples simples »Jean-Marie Le Pen
L’inégalité des cultures expliquée aux jeunes
Mais pourquoi refuser l’immigration si la fécondité baisse ? Très loin de la philosophie et de la culture classique, Jean-Marie Le Pen, de plus en plus à l’aise, a une explication simple, qui me laisse sans voix. Insistant sur l’importance de l’éducation pour former l’esprit des enfants, il affirme : « Il arrive un moment où l’on perd cette capacité d’absorption. Partisan de l’Algérie française et de l’intégration des populations musulmanes, j’avais étudié la question de l’éducation. J’avais remarqué que la progression intellectuelle des Européens monte en ligne droite, diminue légèrement à 13 ans, puis continue dans le sens ascendant. Dans le monde musulman, à 11-12 ans, virement de bord, tout s’arrête d’un coup. ” Pour quoi ? Jean-Marie Le Pen esquisse alors avec sa main un geste vertical évocateur, puis prononce d’une voix feutrée et ravie : « Masturbation. Nous, Européens, ne vivons pas cette obsession sexuelle à cause de notre religion, qui contrôle au maximum nos pulsions. La réussite de notre civilisation tient au retard artificiel de la sexualité, alors qu’elle est libérée chez les peuples simples. Chez les peuples religieux comme le nôtre, elle est maîtrisée et combattue, créant un dynamisme, une économie de moyens, de temps et de mobilisation. « . Soudain très vif, l’ancien Algérien français raconte souvenirs et blagues culottées. Il évoque l’histoire d’un éminent professeur de la faculté d’Alger qui, derrière un air inspiré et sublime, « pense à un gros cul noir »…
Le testament de Jean-Marie Le Pen
Vers la fin de l’entretien, il devient sérieux et catégorique : « Autant en emporte le vent. Quand je mourrai, une bibliothèque entière brûlera. Tout ce que j’ai appris ne servira à rien. Sic transit gloria mundi… » Il évoque les difficultés du thème et de la version latine et conclut « Attention à l’ennemi. Le diable est dans les détails… comme dirait Le Pen… »
Lorsque j’aurai validé ces propos par Lorrain de Saint-Affrique, il m’écrira que Jean-Marie Le Pen assume la responsabilité de tout. ” Ça a même l’air de l’amuser », ajoute-t-il. Loin du goût pour la culture que lui donnent parfois même ses adversaires, j’ai découvert un personnage qui mêle racisme forcené et bouffonnerie. Je suis ressorti consterné de cette visite à Montretout.