ARTE – VENDREDI 29 NOVEMBRE À 20H55 – FILM
Si l’on offrait au commun des mortels la possibilité de programmer une série de vengeances qui s’exerceraient contre tous ceux qui les ont offensés, on obtiendrait probablement une compilation de comédies noires et de films d’horreur. (décapitation d’un mécanicien décevant, mise au pilori d’enseignants méprisants et coll.).
Gustave Kervern n’est pas un mortel comme les autres : il appartient à la catégorie très minoritaire des doux (en tant que cinéaste, en tout cas, tous les films qu’il a réalisés avec Benoît Delépine utilisent la douceur pour lubrifier la brutalité du monde). C’est pourquoi, malgré son titre en forme de déclaration de guerre, Je ne me laisserai plus faire ça est un film réconfortant, qui oppose la cruauté et la bêtise du quotidien à la gaieté, l’ingéniosité et la patience d’un duo d’héroïnes, cousines lointaines du Nord et non violentes (ou presque) de Thelma et Louise, les deux protagonistes de Ridley. Le film de Scott (1991).
Emilie (Yolande Moreau) a vécu dans une maison de retraite jusqu’au décès de son fils déprimé, se distinguant des autres pensionnaires par son refus de regarder la télévision et son amour pour Botticelli. Ce qui reste de ses héritiers ne veut pas payer la facture mensuelle et, plutôt que d’accepter sa mutation dans un établissement forcément moins confortable, Emilie décide de prendre la route afin de retrouver ceux qui lui ont fait du mal. mal tout au long de son existence tout à fait ordinaire.
Elle commence par un ancien camarade de classe qui s’est moqué d’elle en 6e (Philippe Duquesne), poursuit sa tournée en s’arrêtant à l’adresse qu’elle occupait depuis des décennies avec son défunt mari. Là, elle règle ses comptes avec la propriétaire autrefois négligente (Aurélia Petit) qui a embourgeoisé le logement.
Mouglalis et Quenard en policiers névrosés
Dans ce voyage à rebours, le retraité emmène Lynda (Laure Calamy), une employée d’entretien de l’Ehpad d’où Emilie a été chassée, une âme modeste et timide qui se prend vite au jeu des représailles. Je ne me laisserai plus faire ça a été présenté en septembre au Festival de la Fiction de La Rochelle en même temps queUn ami dévouéune mini-série anxiogène dans laquelle Laure Calamy incarnait une mythomane qui se nourrit du malheur des autres. La juxtaposition entre les deux rôles (qui peut être reproduite à la maison, Un ami dévoué est disponible sur Max) donne une idée de la richesse de son registre.
Gustave Kervern, qui réalise ici son premier travail solo, après deux décennies de duo avec Benoît Delépine, a pratiqué le sketch comique (dans « Groland ») et le road movie (Mammouthen 2010 par exemple, ou Saint Amouren 2016, qui était plus spécifiquement du genre route des vins). Je ne me laisserai plus faire ça enfile les perles comiques sur le fil du voyage des deux femmes. Limitée aux départements du nord de notre pays, cette errance permet au réalisateur de filmer à nouveau ces espaces sur lesquels il a si souvent bâti ses fictions : zones d’activité, lotissements sans centre de gravité, architecture impersonnelle. Et comme d’habitude, la vie surgit malgré la stérilité des lieux.
Réunissant une bonne partie de la troupe Deschiens (outre Philippe Duquesne, on retrouvera Olivier Saladin et Olivier Broche), il confie d’autres rôles secondaires à des figures connues qui s’amusent et s’amusent le temps d’une séquence. La belle-fille d’Emilie et son nouveau compagnon sont interprétés par Marie Gillain et Jonathan Cohen ; Alison Wheeler fait du directeur de la maison de retraite une créature comique inattendue. L’addition de ces talents ne masque pas l’essentiel : la naissance et le développement du lien entre les deux fugitifs, qui se réapproprient leur vie, de vengeances absurdes en évasions précipitées.
C’est qu’ils ont à leurs trousses un autre duo poétique, composé de policiers névrosés. La première interroge les suspects d’une voix grave et fatiguée, c’est Anna Mouglalis ; le second ne peut s’empêcher de pimenter l’enquête de propos incongrus, avec l’accent que l’on connaît de Raphaël Quenard. Gustave Kervern et les deux comédiens pervertissent cette figure imposée de la télévision française, le duo de flics aux méthodes différentes, en effaçant progressivement la distance qui sépare les délinquants des représentants de l’ordre, jusqu’à les rassembler dans la grande communauté de ceux qui luttent pour trouver leur place dans le monde.
Je ne me laisserai plus faire çafilm de Gustave Kervern (Fr., 2024, 98 min). Avec Yolande Moreau, Laure Calamy, Anna Mouglalis, Raphaël Quenard. Diffusé sur Arte le vendredi 29 novembre, et disponible à la demande sur Arte.tv jusqu’au 27 février 2025.