La Grande mobilisation des artistes québécois se réunira mercredi après-midi, devant les bureaux du premier ministre François Legault. Le but ? Augmenter le budget du Conseil des Arts et des lettres du Québec (CALQ) à 200 millions de dollars. Et veiller à ce que cette augmentation se reflète dans les programmes créés. Mais quelle est la vie d’un artiste au Québec aujourd’hui ? Devoir poursuit ses portraits financiers à visage humain, en se concentrant cette fois sur les arts visuels.
Les revenus des artistes en arts visuels sont généralement très fragmentés, imprévisibles et non récurrents, résume la directrice générale du Regroupement des artistes en arts nationaux du Québec (RAAV), Camille Cazin.
Qu’ils proviennent « de ventes d’œuvres, de cachets d’expositions, de droits d’auteur, d’ateliers, de commandes publiques ou privées, de subventions, leurs revenus nécessitent beaucoup de travail invisible, non rémunéré, sans aucune garantie de succès », a-t-elle expliqué.
Selon le RAAV, la situation ne fait qu’empirer depuis 15 ans. En 2022, près d’un tiers de ces artistes vivaient sous le seuil de pauvreté. Et nombreux sont ceux qui ressentent les répercussions des coupes budgétaires touchant les lieux de diffusion, les centres d’artistes ou les musées régionaux, ce qui réduit les possibilités d’expositions payantes.
Les arts visuels nécessitent du matériel. Un atelier est souvent nécessaire pour la peinture, la sculpture, les textiles et même la performance. L’explosion des coûts touche tous ces éléments. Et depuis la fin de la pandémie, le marché de l’art au Canada a considérablement ralenti, rappelle M.moi Cazin, ce qui élimine les opportunités de revenus.
Cinq portraits
La Famille Plouffe, artiste à mi-carrière (multidisciplinaire)
Depuis 2013, Guillaume Boudrias-Plouffe est artiste à temps plein. Mais « à long terme, c’est dur pour la santé mentale ».
Il est de La Famille Plouffe, avec sa compagne Émilie Levert et leur Emeline, Léo et Zéphir. Leurs sculptures et installations sont visibles dans les parcs et devant les écoles, souvent réalisées dans le cadre de la Politique d’intégration des arts à l’architecture et à l’environnement.
Œuvres d’art publiques choisies par concours. « Nous avons la chance d’être régulièrement finalistes. Nous sommes alors payés pour cette partie. Si notre projet n’est pas retenu, nos revenus s’arrêtent», explique M. Boudrias-Plouffe. Parfois, après avoir dépensé de l’argent en maquette, en échantillons et en modélisation 3D, « il ne nous reste presque plus rien ».
La Famille Plouffe présente régulièrement des expositions, pour lesquelles elle a obtenu à plusieurs reprises des subventions du CALQ, du Conseil des Arts du Canada et du Conseil des arts de Longueuil.
Mais les revenus familiaux sont maigres, affirme la quadragénaire. « Les meilleures années, nous ne gagnions pas 40 000 $. Et il faudra ensuite le garder de côté pour les années suivantes. »
M. Boudrias-Plouffe reconnaît avoir parfois reçu une aide financière de proches et des services d’aide alimentaire. « C’est difficile de l’admettre. »
Il participera à la manifestation mercredi. « Une idée me trotte dans la tête : celle d’un revenu de base pour les artistes — comme les organismes peuvent avoir une subvention à la mission, qui les maintient en vie pendant quelques années. » Une idée qu’évoquent également trois autres artistes interrogés.
Ariane Ouellet, artiste établie (multidisciplinaire)
Il est rare que des murales soient réalisées en Abitibi-Témiscamingue sans qu’Ariane Ouellet ne soit impliquée. Elle a parcouru la région pour créer ces très grandes œuvres, dont celle en hommage à Richard Desjardins à Rouyn-Noranda.
Ses revenus d’artiste sont complétés par la vente de dizaines de tableaux par an, des expositions et des ateliers d’art donnés dans les écoles.
En 25 ans de carrière, Ariane Ouellet a obtenu trois bourses au CALQ. « Je ne connais aucun artiste qui vit de subventions. Ceux qui l’ont le sont de temps en temps. Le mythe de l’artiste subventionné est infondé. » En 2024, elle a reçu un peu plus de 10 000 $ du CALQ pour sa participation à l’installation collective Perdre racine.
“Si je calcule le nombre d’heures consacrées à cela, je ne suis pas sûr que ce soit supérieur au SMIC”, explique le photographe et peintre de 52 ans. Le projet, avec son contenu politique, aurait eu du mal à trouver des financements privés, estime-t-elle.
Au cours des dix dernières années, ses revenus en tant qu’artiste ont varié entre 35 000 $ et 60 000 $. Elle occupe gratuitement depuis 2015 un atelier qu’elle devra quitter au printemps en raison de travaux de rénovation. «C’est stressant. Je suis un parent seul; J’ai un adolescent qui va au cégep et dont je devrai payer les études; mon tank est sur le point d’être terminé. »
Pour échapper à la précarité, Mmoi Ouellet enseigne les arts visuels au cégep depuis quatre ans. « Cela enlève du temps de création. J’ai du mal à cumuler les deux métiers», raconte celle qui estime travailler une soixantaine d’heures par semaine.
Nelson Henricks, artiste confirmé (vidéo et multidisciplinaire)
Artiste professionnel depuis 1986, arrivé à Montréal en 1991, Nelson Henricks, 61 ans, s’exprime principalement par la vidéo, un médium qui a du mal à percer sur le marché de l’art. Les opportunités pour lui de vendre des œuvres sont rares, cette demande venant essentiellement des musées.
De 2015 à 2023, son revenu annuel moyen était de 80 000 $. Pas mal ? Cela inclut un salaire d’enseignant à Concordia, où il prend une session réduite lorsqu’il souhaite créer. «Je dois toujours naviguer dans ces choix. Maintenant, je manque d’énergie pour porter constamment l’équivalent de deux emplois », explique-t-il.
-La moyenne de ses coûts de pratique artistique, pour la même période, est de 23 000 $ par année : équipement, atelier, techniciens aux compétences spécifiques, etc.
Au fil du temps, il a été « très bien accompagné par le CALQ », obtenant une bourse tous les deux ou trois ans, « à travers différents programmes : résidences, aide au déplacement, achat d’équipement. L’année prochaine par exemple, je vais occuper le studio parisien pendant six mois.
Et la retraite ? «Je vais travailler le plus longtemps possible sans devenir complètement ridicule», dit-il, un sourire dans la voix, à la fois par passion et par besoin. La maison qu’il possède avec sa compagne leur permettra, lors de sa vente, un petit revenu.
La création est passionnante, se souvient-il. « La précarité entraîne une grande liberté. J’ai voyagé, rencontré des gens passionnants, mes horizons se sont ouverts », conclut celui qui explore aujourd’hui le potentiel de l’intelligence artificielle.
Bahar Taheri, artiste émergent (vidéo, installation, arts imprimés)
Arrivée au Québec en 2014, Bahar Taheri a trouvé, après des années de galères et « quelques épisodes très sombres », un équilibre financier depuis 2021 en enseignant les arts visuels au Collège Dawson.
« Je travaille à deux », raconte celle qui vient d’arrêter « 7 jours sur 7 »… pour une semaine de six jours. « Si je ne peux pas faire de l’art, ma vie ne sert à rien. » L’enseignement occupe désormais 70 % de son temps et 100 % de ses revenus.
Dans son Iran natal, la vente de ses œuvres constituait 70 à 80 % de ses revenus. « Ma pratique était ma principale occupation. J’ai eu de grandes expositions personnelles, des résidences en Autriche et en Allemagne, des conservateurs d’Europe sont venus voir le travail. » Pourtant, il est impossible de comparer la vie là-bas et la vie ici, si différente. Il n’en demeure pas moins que l’artiste n’a plus le sentiment que son art est ici aussi valorisé.
« C’est une question de réseaux », estime-t-elle. En Iran, au milieu, « c’étaient mes amis de l’université. Ce sont ces personnes dont je vois aujourd’hui les œuvres dans les livres sur les artistes iraniens contemporains. Si j’étais resté, j’y serais aussi. »
Malgré une fréquentation fréquente des vernissages et des lancements, une bourse qui lui a permis de travailler au Skol Current Arts Centre au salaire minimum et d’y exposer en duo en 2018, malgré l’achat d’une de ses œuvres par le Musée des beaux-arts de Montréal, Bahar Taheri est incapable de percer au Québec.
La pandémie a forcé l’annulation de sa première exposition personnelle prévue ici. Mais elle a obtenu une bourse du CALQ en 2020, la seule à ce jour, après quatre ou cinq candidatures. Environ 20 000 $ pour un an. «C’était merveilleux. »
« Il faut comprendre que si la situation financière des artistes est un peu plus facile, la qualité du travail artistique sera meilleure. »
Camille Lescarbeau, emerging artist (textile arts)
« Pour moi, la capacité d’être artiste réside dans la capacité à vivre dans la précarité. Plus que la créativité, plus que le talent, il faut être capable d’accepter ce risque», estime Camille Lescarbeau.
En entrevue lors de sa résidence de création au Musée régional de Rimouski, l’artiste estime être « devenue véritablement professionnelle » il y a un an et demi, lorsque les musées ont commencé à l’inviter. Son défi ? « Faire les meilleures expositions possibles. C’est de la gestion : où vais-je trouver mon argent, alors que les droits d’exposition s’élèvent à 2 475 $, même dans un musée ? » Si l’idéal est d’avoir une bourse pour créer une œuvre dont les droits d’exposition deviennent alors les revenus, trop souvent les droits couvrent toutes les dépenses de création.
2024 a été sa première année sans emplois secondaires. «J’ai eu deux expositions personnelles, une résidence/exposition collective, une vente aux enchères, une table ronde, un contrat de modèle vivant pour un cours de dessin, un contrat d’enseignement pour fabriquer du papier fait main», énumère-t-elle.
Elle a également demandé neuf subventions auprès de différentes autorités l’année dernière, et elle recevra la toute première, du gouvernement fédéral, l’année prochaine. Elle n’a jamais reçu de bourse du CALQ. Ses revenus en 2024 : 23 300 $. Coûts pour réaliser votre art : 9 000 $, presque rien pour ce médium.
« Ma pratique est écoféministe : je n’achète rien. Je recycle, je prends ce qu’on me donne, j’adapte mon savoir-faire artisanal à ce que j’ai sous la main. Je vis humblement, je partage mon loyer, je me nourris, je crée. »
Elle pense qu’elle est « à une catastrophe de changer sa vie ». « Si mon ami tombe malade, ou moi, si je dois m’occuper de mes parents, ça ne tient plus. »
Veut-elle avoir des enfants ? Silence. La voix devient émotive. « Cela me fait peur d’être confrontée à ce choix : fonder une famille ou créer », confie l’artiste de 31 ans.
« Là, je mets les bouchées doubles pour qu’à terme j’atteigne un stade où je dépasserai le seuil de pauvreté, où je me sentirai plus à l’aise avec un enfant… »
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