Il existe une sombre légende attachée à Jusepe de Ribera. En 1621, son contemporain Giulio Mancini le voyait déjà comme un “disciple” par Caravage « plus sombre et plus féroce ». Au fil des siècles, l’image d’un artiste qui prenait plaisir aux scènes de martyre et « des choses horribles et crues comme les corps des personnes âgées » (sic), n’a cessé d’être colportée par les critiques, jusqu’à ce que Théophile Gautier salue « une fureur du pinceau, une sauvagerie du toucher, une ivresse de sang dont nous n’avons aucune idée ». En 1987, le très grave Larousse de la peinture décrit encore le peintre comme« inquisiteur acharné des difformités humaines ». Le moment est-il venu de revoir ce jugement ?
Une première mondiale
En découvrant la rétrospective « Jusepe de Ribera » au Petit Palais à Paris, un tout autre sentiment se dessine : la profonde empathie de l’artiste pour ses frères humains les plus humbles ou les plus vulnérables. Pendant longtemps, la plupart de son œuvre de jeunesse avait été confiée à un mystérieux maître de Le jugement de Salomon. Et puis, en 2002, l’historien de l’art Gianni Papi l’a restitué à notre « Espagnet », arrivé à Rome à l’âge de 15 ans. Ardentement concoctée par Annick Lemoine, directrice du Petit Palais, cette exposition est la première à réunir ces des débuts brillants avec les développements fulgurants de la carrière du peintre à Naples, de 1616 jusqu’à sa mort en 1652. Cependant, cette vision panoramique change notre perception de l’œuvre, révélant l’audace et le génie d’un artiste en constante évolution, mais aussi sa sensibilité contagieuse. .
Voyez ce mendiant, tendant son béret dans la première salle, les yeux modestement baissés ! En peignant cet homme en haillons, sortant de l’ombre, le visage et les mains caressés par un rayon de lumière, le jeune Ribera montre qu’il a assimilé les leçons du Caravage dont il séduira les mécènes (le cardinal Scipione Borghese a acquis cette toile). En réalité, il est le premier à Rome à oser dresser un tel portrait de mendiants, sur un grand format. Se souvenait-il de ses modestes origines, fils de cordonnier ?
Son regard plein de compassion se retrouve, vingt ans plus tard, dans un tableau époustouflant, commandé par le vice-roi de Naples : le portrait de Maddalena Ventura, dite La femme barbue. Représentée en pied, allaitant son enfant, elle nous regarde avec une dignité qui semble décourager d’avance tout ricanement. Le pied bot du Louvre ne fait rien d’autre, défilant sur fond de ciel bleu, sa béquille sur l’épaule, et nous souriant malgré son handicap ! Peintre « inclusif » avant l’heure, Ribera invite ici le spectateur à la charité, fidèle au message de la Contre-Réforme.
Dessins de personnes torturées
Parfois tâtonnantes au début, ses compositions à plusieurs personnages se précisent peu à peu en frises ou diagonales puissantes, l’éloquence des gestes s’exacerbe. Loin de toute idéalisation, l’Espagnol s’attache à des modèles réels, comme ce vieil esclave édenté que l’on reconnaît ici dans Philosophelà-bas comme bourreau du Christ, ailleurs dans Saint Barthélemy. Ribera aime les corps usés qu’il élève à la dignité d’anciens sages ou d’apôtres. Avec un vérisme assumé, il peint Saint Jérôme à la chair flasque et ridée, symbole de la finitude humaine éveillée par la promesse du Salut, sous les traits d’un ange à la trompette. En signant parfois sur un crâne, l’artiste s’inclut dans ces méditations…
Irrésistibles concentrés de larmes et de douceur, trois Pietàs, avec le Christ rayonnant sur fond de ténèbres, reflètent, au cœur de l’exposition, la maîtrise absolue des années napolitaines. Suivront d’autres scènes de martyre, avec des couleurs moirées empruntées à l’art vénitien et des contorsions presque maniéristes. Une série de dessins très bruts montre comment Ribera s’est inspiré des exécutions et des tortures, exhibées à l’époque dans les lieux publics par le pouvoir espagnol et l’Inquisition qui régnaient sur Naples. Dès son arrivée dans cette ville, l’artiste n’aurait pas hésité à peindre cette Saint Barthélemysur le bras déjà écorché par le bourreau et l’accrochant près du palais royal lors d’une fête, attirant le succès public et l’achat du tableau par le vice-roi.
Joseph de Ribera, Saint Jérôme pénitent, 1634. Huile sur toile, 126×78 cm. / Musée national Thyssen-Bornemysza, Madrid
Son travail au pinceau semble cependant moins sanglant que celui du Caravage, par exemple, dans David tenant la tête de Goliath, dont le cou (coupé) est voilé d’ombre. Surtout, Ribera semble constamment faire appel à notre pitié, comme ce chien sur le point de lécher la main de son maître mourant, le bel Adonis. C’est génial dans la rotonde finale qui rassemble cinq martyrs spectaculaires, dont certains semblent littéralement tomber de la toile. Comme si le peintre s’apprêtait à les récupérer dans ses bras.
« Ribera, obscurité et lumière »exposition comprenant La Croix est partenaire, se tient au Petit Palais jusqu’au 23 février 2025. Catalogue sous la direction de. par Annick Lemoine et Maïté Metz, Éd. Paris Musées (304 p., 49 €).
Related News :