L’image du monde n’est pas figée. La rencontre de la lumière et de la forme modifie constamment son apparence et son ton. Quand en 1877, Claude Monet (1840-1926) s’attaque au motif de la gare Saint-Lazare, il se heurte à la difficulté de rendre compte de l’atmosphère changeante du lieu. Pour tenter d’y remédier, il réalise consécutivement douze tableaux de la gare. Sans le savoir, il vient d’inventer le les débuts de la sérialité.
En 1886, captivé par le spectacle des rochers de Belle-Île, balayés par le va-et-vient de la mer sous une lumière irrégulière (Les Pyramides de Port-Coton), il peint le même motif à plusieurs reprises sous le même angle à différents moments de la journée. Il prend alors conscience de l’efficacité du principe de la série auquel il recourra face aux motifs majeurs qui jalonneront la deuxième partie de son œuvre (Meules, Cathédrales, Nénuphars). Nous savons à quel point ce procédé va révolutionner son art et influencera la création moderne et contemporaine.
« Il n’y a pas de pays plus extraordinaire pour un peintre », écrivait Monet depuis Londres en janvier 1901. En septembre 1899, il entreprend une série de vues de la Tamise depuis le balcon de sa chambre au Savoy. Sans doute a-t-il en tête le paysage de brouillard brillant peint par William Turner (1775-1851), qu’il découvre lors de son exil à Londres en 1870. En février 1900, lors d’un deuxième voyage de travail, il obtient l’autorisation d’installer également son chevalet auHôpital Saint-Thomas de l’autre côté de la rivière.
Des visions aussi merveilleuses que fugaces
« Nous avons perdu une bonne impression si rapidement. »
Selon son angle de vue, le peintre fixe trois motifs autour desquels la série sera présentée : Pont de Waterloo (en aval), Pont de Charing Cross (en amont) et Parlement (de l’autre banque). Il mise sur un troisième séjour pour aller au bout d’un sujet aussi indomptable. « Je vois des choses uniques, merveilleuses », mais qui ne durent pas cinq minutes. Londres est alors recouverte d’un voile, mélange de fumée industrielle (smog) et brume atmosphérique (brouillard), ce qui modifie constamment la perception et provoque des effets de couleurs insensés. « Des noirs, des marrons, des jaunes, des verts, des violets », s’exclame le peintre qui s’effraie par son enthousiasme.
De retour à Giverny, ses ennuis ne sont pas terminés. « Ce n’est qu’un début », répond-il à son marchand Paul Durand-Ruel, désireux d’exposer les œuvres. Le peintre, découragé par la centaine de toiles à retravailler, décide d’abord de les mettre de côté. A son retour là-bas, il s’empêtrer dans la cyclothymie ce qui a toujours été sa façon de fonctionner : « Un jour je suis satisfait, et le lendemain je vois tout mal. « De la fougue qui les a vu naître, et loin de Londres, Monet est désorienté par l’innovation de ses paysages. « Mon erreur a été de vouloir les retoucher ; nous avons perdu une bonne impression si rapidement. »
120 ans après, l’exposition rêvée par Monet
Il compose autant qu’il se souvient, utiliser ses sentiments comme commutateurs. Cela détruit aussi beaucoup. Après trois ans de lutte avec sa création, le peintre a enfin exposer 36 tableaux de la série du 9 mai au 4 juin 1904 à Durand-Ruel. Ironie de l’histoire : c’est à Londres que l’artiste rencontre son fidèle galeriste en 1870. L’événement a une succès phénoménal et Monet veut le répéter dans la capitale britannique. Mais faute de pouvoir rassembler les œuvres vendues ni en produire d’autres, le projet n’a jamais vu le jour.
Parfois une note aérienne fait évaporer le décor dans une brume légère et fédératrice, parfois un feu intérieur semble enflammer notre vision.
Monet était attaché à présentez ensemble votre série. Ce fut le cas de 15 de ses Meules en 1891 et 20 de ses Cathédrales en 1895, déjà à Durand-Ruel. Il considérait que le contenu de chaque tableau se mesurait uniquement par rapport au fond des autres. 120 ans après l’exposition parisienne, la galerie Courtauld réalise enfin le souhait de l’artisteA 300 mètres du Savoy.
Lorsque l’on entre dans les deux salles, l’émotion est là, nous attend. Alignées autour de nous, neuf toiles Pont de Waterloocinq de Pont de Charing Cross et sept de Parlement déploient leurs gammes chromatiques comme si nous étions entrés dans l’atmosphère intimiste de la ville. Parfois une note aérienne fait évaporer le décor dans une brume légère et fédératrice, parfois un feu intérieur semble enflammer notre vision. Les couleurs vibrentles formes ondulent à la surface de l’eau ou s’effacent derrière le voile de vapeur. Les frontières se dissolvent. La rivière et le ciel fusionnent sous nos yeux. En repartant, avant de retrouver la frénésie londonienne, on rêve que d’autres lieux rassembleront à leur tour d’autres séries du peintre.
Monet et Londres. Vues sur la Tamise
Du 27 septembre 2024 au 19 janvier 2025
courtauld.ac.uk
Galerie Courtauld • Strand • WC2R 1LA
courtauld.ac.uk